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vérité, plutôt que de l’élégie, — l’avait déjà traité dans quelques strophes célèbres de Jocelyn. Et, j’en conviens, la phrase de M. Sully Prudhomme n’a ni l’ampleur aisée, ni l’harmonie, ni la longue baleine de celle de Lamartine. Mais comme l’accent en est plus déchirant ! comme la tristesse discrète en est plus pénétrante ! comme l’émotion en est plus profonde, plus intense ! Et sous chaque mot, presque sous chaque mot, jusque dans ses vers descriptifs, comme on retrouve, pour parler le langage dont il faut bien se servir, puisqu’il traduit ici quelque chose de nouveau, l’impression vécue !


La nuit mélancolique achevait de descendre
Et semblait sur le parc avec lenteur tomber,
Comme d’un fin tamis une légère cendre,
En noyant les contours qu’elle allait dérober.


M. Sully Prudhomme ne s’empare pas de nous tout d’abord, en maître et par droit de conquête ; il s’insinue plutôt ; il suscite lentement en nous son propre état d’esprit ; et, sans nous en être aperçus, nous nous nous trouvons changés, pour ainsi dire, en lui-même.

Aussi bien n’est-ce là qu’un naturel effet de l’étendue et de la diversité de sa sympathie. Nul poète n’a plus vécu de la vie de ses contemporains ; et nul aussi n’en a mieux traduit, avec plus de tristesse, mais avec plus de simplicité ou de sincérité, les plus nobles inquiétudes. C’est pourquoi, dans cette poésie pourtant si personnelle, il n’y a pas ombre seulement de fatuité poétique, aucun étalage de soi, pas trace de dandysme, ni de byronisme, ni de romantisme. La soumission du poète à son objet est entière, si entière qu’elle en a quelque chose de touchant. Quand on rencontre dans les Fleurs du mal, par exemple, un vers plus mauvais que les autres, — et il y en a beaucoup, — on en est bien aise ; quand on en rencontre un moins beau que l’on ne le voudrait dans les Poèmes barbares ou dans les Poèmes antiques, on en est fâché, parce qu’il dépare de fort belles pièces ; mais quand on en trouve de faibles dans le Bonheur ou dans la Justice, de prosaïques et de durs, on en est peiné, — tellement que, si l’on le pouvait, on les prendrait soi-même à son compte. C’est que l’on sent bien que le poète a voulu être constamment vrai ; qu’au lieu de la superficie des choses, il en a voulu connaître l’âme ; et que pour la connaître il a commencé par l’aimer.


Ma vie est suspendue à de fragiles nœuds,
Et je suis le captif des mille êtres que j’aime ;
Au moindre ébranlement qu’un souffle cause en eux,
Je sens un peu de moi s’arracher de moi-même.


Et aussi le lien qui s’établit entre ses lecteurs et lui semble-t-il plus étroit et plus fort qu’il n’est d’ordinaire entre nous et le poète. Si nous