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Comment faire comprendre le mélange de cette juvénilité excessive, qui va jusqu’à la gaminerie, avec cette hauteur extraordinaire d’allures qui tient le monde entier à distance? Moins de trois ans avant d’être premier ministre, il se mêle à une troupe d’émeutiers, casse à coups de pierre les carreaux de lord North. Chateaubriand trace de lui (vers 1795) un joli portrait. On le voit descendre à la porte du palais, d’un carrosse très simple. Il est vêtu de noir, comme un procureur. Pâle, le nez au vent, son chapeau sous le bras, il grimpe, quatre à quatre, les marches de l’escalier qui conduit chez le roi. Charles Napier, dans ses Souvenirs, nous fait entrer plus avant dans son intimité. Là, il joue avec les petits Stanhope, ses neveux; une des petites filles, soit dit en passant, sera cette Esther, plus qu’à demi folle, qui mourra sur un rocher du Liban, déguisée en reine de Palmyre. Les enfans poursuivent Pitt avec un bouchon brûlé pour lui noircir la figure : il se défend avec des coussins. Soudain, on annonce deux membres du cabinet. Pitt n’a qu’à passer une éponge mouillée sur sa figure pour reprendre, avec son teint naturel, l’expression souveraine qui lui appartient ; les enfans eux-mêmes sont stupéfaits de voir leur camarade changé en premier ministre.

Deux fois en sa vie parlementaire, nous le voyons s’émouvoir, donner des signes d’impatience, de chagrin. C’est d’abord au milieu des orageux débuts de son ministère. Harcelé par une opposition puissante, il s’emporte, le sang monte à ses joues blêmes, une lueur de rage passe dans ses yeux. Et Sheridan, du ton d’une bonne qui gronde un enfant: «Fi ! — s’écrie-t-il, — fi, le vilain petit garçon qui se fâche ! » Puis, vingt ans après, comme on accuse de concussion son vieil ami Dundas (devenu lord Melville), il se détourne pour cacher une larme. Larme unique, qui n’a point de pendant, dans cette vie desséchée par la politique ! Encore, à ce moment, est-il déjà sous la main de la mort; c’est la faiblesse nerveuse du déclin qui se trahit par un premier symptôme. A part ces deux défaillances, il a été impassible. On peut lui reprocher, dit M. Lecky, « un certain manque de cœur. » Mais l’historien ajoute aussitôt avec indulgence : « peut-être le cœur, s’il en avait eu, aurait-il gêné le fonctionnement des autres facultés. »

Il suit de là que son éloquence n’a point de vie, qu’elle n’entre pas en communication avec l’âme des foules. « Jamais une image, jamais une pensée originale. » Dès l’université, William Pitt collectionne des phrases. Pour lui, le plus grand orateur est celui qui possède le plus de mots. Peut-être avait-il raison ; peut-être cette misérable recette valait-elle toute la rhétorique des anciens et des modernes. Il continue son éducation dans la galerie du parlement. Il écoute chaque orateur et se dit : « Comment ferais-je pour mieux