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reprend par mille charmes secrets son vainqueur, elle l’enlace dans ses liens et le rend esclave de ses beautés. Lassé de ses semblables et de lui-même, c’est vers elle qu’il va se tourner pour se perdre et s’écouler en elle. Il l’associe à sa vie, il croit qu’elle compatit à ses peines ou qu’elle partage ses joies, qu’elle les raille ou qu’elle les insulte ; il la remplit de ses souvenirs, il lui confie ses désespoirs ou ses amours, il lui prête tous ses sentimens. Un nuage au ciel, un bruissement de feuilles, le flot qui se soulève ou qui meurt à ses pieds, voilà de quoi l’émouvoir et provoquer au fond de son être des résonances qui sont sans doute dans l’harmonie des choses, mais que son imagination maladive et fatiguée exalte à plaisir, quand elle ne les crée pas de toutes pièces. Et cependant, encore qu’on l’ait décrite à outrance, peinte dans tous ses aspects, mêlée à des situations où elle n’avait que faire, elle restera toujours la source de bien des impressions saines et vivaces. C’est elle qui repose les forts du combat de la vie, et près d’elle les endoloris, les blessés retrouvent quelque chose de la paix qui les avait fuis.

Appelé à ressentir avec une vivacité plus puissante des séductions qui ont décidé de sa vocation, le paysagiste n’a pas seulement à en subir le charme, il doit l’exprimer. Par quels secrets ressorts pourra-t-il communiquer ce sens caché des choses qui l’ont ému ? Comment, sans se perdre dans ces mille détails, leur donnera-t-il la vie, la signification qu’ils comportent ? Dans cette diversité extrême qui fait la richesse de la nature, quels traits choisira-t-il ? Suivant son sujet, lesquels sont essentiels et mettront le mieux en lumière les côtés saillans de ce sujet ? Il y a là une lutte de tous les instans où, bien souvent, les plus habiles confessent leur impuissance, trouvant à chaque œuvre nouvelle, avec des problèmes différens, des difficultés égales, en présence desquelles un amour constant et une étude assidue de leur art peuvent seuls les soutenir.

Dans cette tâche pleine à la fois de tant d’attraits et de déceptions, le commerce de Ruysdael est fortifiant. Il y a toujours à profiter avec lui comme avec un des tempéramens de peintre les mieux équilibrés et les plus complets. Pas plus que le talent, la pensée n’est jamais absente de ses œuvres. C’est elle qui, après avoir fixé le choix du sujet en a déterminé le caractère et prescrit les moyens d’exécution le plus propres à faire ressortir l’impression. Toujours présente et toujours cachée, la pensée préside chez Ruysdael à toutes les phases de cette œuvre, depuis sa conception jusqu’à son entier achèvement ; elle assure ainsi sa parfaite unité. Cette force d’expression qu’il a enfermée dans tous ses ouvrages, aucun paysagiste de l’école hollandaise ne l’a possédée à un degré pareil. S’il en est qui peignent aussi bien que lui, si quelques-uns ont plus