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laisser des portraits fidèles. Elle nous est dépeinte dans une série d’œuvres d’une originalité puissante, comme tout ce que produisait l’Espagne en ce temps-là, œuvres cruelles, grossières souvent, mais vivantes, éclatantes, œuvres d’un réalisme aigu, qui s’espacent sur une centaine d’années. Le premier roman picaresque, Lazarillo de Tormes, parut en 1554. S’il eut une vogue qui dure encore et s’il donna naissance à un genre littéraire, c’est qu’il reflétait la vie, les mœurs, les idées, les joies et les souffrances de toute une classe de la nation. Les romans qui suivirent montrent, comme lui, la bourbe des bas-fonds ; vue ainsi de près, sous une lumière crue, elle est hideuse et répugnante, et, néanmoins, on aperçoit peu à peu, à force de regarder, le sentier qui mène de cette fange aux flammes des sommets, le lien qui rattache le gueux picaresque au noble soldat, compagnon de Charles-Quint. Confusément d’abord, puis avec une netteté croissante, nous démêlons comment les sentimens exaltés d’en haut ont enfanté des idées fausses, des déceptions, des découragemens qui ont produit les hontes d’en bas. Ce n’est pas impunément que tout un peuple se mêle de faire le héros et le grand seigneur. Nombreuses furent les chutes, et les romans picaresques sont pleins de leurs victimes.

Nous voudrions conduire le lecteur dans cette société équivoque, lui montrer où elle se recrutait, et sous l’empire de quelles influences jeunes garçons bien nés et nobles hidalgos venaient grossir ses rangs. Nous prendrons pour guide Lazarillo de Tormes, le premier en date de ces romans et le chef-d’œuvre du genre.


I

Nous ne dirons rien de l’auteur du chef-d’œuvre, pas même son nom, par la bonne raison qu’on ne le sait plus. La tradition attribuait Lazarillo de Tormes à un savant jurisconsulte, Hurtado de Mendoza, ambassadeur de Charles-Quint. Un érudit[1] l’a ôté dernièrement à Mendoza sans le rendre à un autre, de façon que le livre se présente, comme les gueux dont il est l’épopée, sans papiers, famille ni répondant, avec sa mine effrontée pour tout passeport. Au temps où il fut écrit, la discrétion était chose sage et prudente. Le seigneur Monipodio, supérieur des voleurs de Séville et homme de grande expérience, disait qu’il était d’un usage profitable de taire son pays, cacher sa naissance et changer son nom. « Car, ajoutait-il, si la chance tournait autrement qu’elle ne doit, il n’est

  1. M. Morel-Fatio, dans la préface de son excellente traduction de Lazarillo de Tormes.