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peu démodées en France, mais les mendians français continuent à « marmotter, » et c’est l’essentiel.

Il va de soi que chaque type national admettait une foule de sous-types. On mendiait et on mendie encore selon son âge, sa figure, son génie propre. Un vagabond de naissance ne tendait pas la main de l’air fier et protecteur d’un ancien soldat. Les grands airs d’un spadassin momentanément sans emploi n’auraient pas convenu à un pauvre aveugle. Un gamin leste et bien tourné comme Lazarillo usait d’autres moyens, pour apitoyer les passans, que l’enfant estropié par de tendres parens qui avaient tenu à lui « laisser un bon patrimoine. » Les différences s’accentuaient de peuple à peuple. Un estropié flamand ne pouvait lutter avec un estropié d’Italie, où étaient alors les meilleures fabriques de monstres. Les Italiens se montraient grands artistes dans l’art de repétrir le corps humain. Ils y faisaient preuve d’une riche imagination et d’une incomparable science des effets. Leurs faux perclus, faux boiteux, faux lépreux, faux bossus, faux culs-de-jatte, leurs fausses plaies et fausses enflures étaient si parfaitement imités, que les chirurgiens s’y trompaient. Et quelle fertilité d’invention dans leurs monstres ! quelle verve atroce de création ! quel sentiment profond de l’horrible ! Ils cousaient les paupières des enfans, détruisaient leurs sourcils, tordaient leur cou, leurs bras et leurs jambes, déformaient leur tronc et y faisaient surgir des bosses ; entre leurs mains barbares, le plus joli petit corps devenait en peu de temps un je ne sais quoi d’informe et de hideux, une espèce de paquet déjeté, bosselé et tortillé, qui marchait comme un crabe, quand il pouvait marcher, et qu’il était impossible de Voir sans beaucoup de dégoût et de compassion[1].

L’aveugle de Lazarillo ne lui en demandait pas tant, heureusement pour lui. Il se contentait de lui enseigner comment l’on aide le riche à gagner le ciel, en le dépouillant de son superflu au profit du pauvre. Ses pareils avaient tous la prétention d’accomplir une œuvre pie. Selon eux, la Providence avait partagé ses dons, afin que tous fussent sauvés : « Elle a donné aux riches les biens temporels, et les spirituels aux pauvres ; en effet, le riche achète la miséricorde divine en distribuant sa richesse aux pauvres, de sorte que tous deux gagnent également le ciel. La porte du ciel s’ouvre avec une clé dorée ; toutefois, elle peut aussi se crocheter. » Cette dernière expression est charmante. Elle explique l’assiduité du

  1. L’Industrie ne s’est pas perdue, et il existe toujours des fabriques d’infirmes. Voir, dans la Revue du 15 Janvier, l’article de M. Maxime Du Camp, l’Assistance par le travail. Les principales usines de monstres sont aujourd’hui situées à La Corogne. Elles ont, entre autres, la spécialité des culs-de-jatte.