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la nature du pays et des penchans du peuple. On sait le goût du moujik pour la vie itinérante et ce que l’on a souvent appelé ses instincts nomades : l’infini de la terre russe, les larges et bas horizons de ses plaines natales semblent le provoquer à des courses sans fin. De la profondeur de ses forêts lui viennent de lointains et mystérieux appels. La forêt, comme la mer, semble avoir ses sirènes. En peu de contrées, l’homme est plus fortement tenté de quitter la demeure fixe, l’étroite prison de la vie civilisée, pour la vie libre et sauvage de l’état de nature. Comment s’étonner qu’en un pareil pays il se soit trouvé de rustiques docteurs pour condamner la vie sédentaire et ériger le vagabondage en idéal de sainteté? Où l’homme se sent-il plus près de Dieu que dans la solitude des bois et sous le tabernacle du ciel? On a remarqué que l’errantisme avait la plupart de ses adeptes dans la région des forêts et les gouvernemens du nord, là où les métiers errans ont de tout temps été en honneur, où beaucoup de paysans passent une moitié de l’année hors de leur village, abandonnant leur izba, leur femme et leurs enfans, pour chercher du travail en des contrées plus fertiles. Les habitudes locales prédisposaient à la prédication du strannik. Le centre de l’errantisme est ainsi dans le gouvernement de Iaroslavl et les régions voisines[1].

Il y a des errans de l’un et de l’autre sexe. Ils pratiquent une sorte de communisme, nient toutes les distinctions sociales et regardent tous les hommes comme égaux. Avec les plus rigides bezpopovtsy, ils proscrivent le mariage, qui, suivant eux, ne sert qu’à couvrir le péché. A la vie conjugale, ils préfèrent les relations illicites, sous prétexte que l’homme marié se voue éternellement au mal. Il en est qui s’adonnent en fait à la polygamie, ayant des maîtresses en divers villages, ou traînant avec eux des femmes qui partagent leur vie nomade. Les pèlerins ou coureurs ont, pour leur donner asile, des affiliés, appelés du nom d’hébergeurs ou hospitaliers, qui se font un pieux devoir de les recueillir et de les cacher. Grâce à cette complicité, les apôtres de la fuite peuvent parcourir d’immenses espaces, prêchant sur leur chemin l’abandon du monde, trouvant partout des asiles sûrs, menant même parfois, à l’abri de leur fanatisme, une vie plantureuse. La dévotion de leurs receleurs les entretient si généreusement que, pour profiter de cette hospitalité, des charlatans et des repris de justice se vouent à la vie de prophètes ambulans.

  1. Par une rencontre qui mérite d’être signalée, ce gouvernement est à la fois un de ceux où la population est le plus lettrée, où les sectaires, les sans-prêtres notamment, sont le plus nombreux, et où les mœurs sont le plus relâchées : sur quatre filles, il y a une fille-mère. (Voyez Vladimir Bezobrazof, Études sur l’économie nationale de la Russie, t. II. 1886.)