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de recourir à la force ou à l’artifice. Ils surprennent le consentement de leurs victimes par d’équivoques formules, et ne révèlent à leurs confians prosélytes le dernier mot de leur doctrine, que lorsqu’il est trop tard pour se dérober à leur couteau. Deux hommes, l’un encore jeune, au teint frais, l’autre âgé, au visage jaune et ridé, causaient un soir en prenant le thé dans une maison de Moscou. « Les vierges paraîtront seuls devant le trône du Très-Haut, disait le dernier. Qui regarde une femme en la désirant commet l’adultère dans son cœur, et les adultères n’entreront pas dans le royaume des cieux. — Que devons-nous donc faire, nous pécheurs ? demandait le jeune homme. — Ne sais-tu pas, reprit le plus âgé, la parole du Sauveur : Si ton œil droit te scandalise, arrache-le et jette-le ? Ce qu’il faut faire, c’est de tuer la chair. Il faut devenir semblable aux anges incorporels, et cela ne se peut que par le blanchiment (bélénie). — Qu’est-ce que le blanchiment ? » interrogea le jeune homme. Au lieu de répondre, le vieillard invita son compagnon à le suivre ; il le fit descendre dans une cave brillante de lumières. Une quinzaine d’hommes et de femmes étaient là rassemblés, tous vêtus de blanc. Dans un coin, un poêle où le feu flambait. Après des prières et des danses à la manière des khlysty, l’initiateur dit à son prosélyte : « Voici l’heure d’apprendre ce qu’est le blanchiment. » Et, sans qu’il eût le temps de faire des questions, le catéchumène, saisi par les assistans, les yeux bandés, la bouche bâillonnée, fut étendu à terre, pendant que l’apôtre, armé d’un couteau rougi au feu, lui imprimait le sceau de la pureté[1]. Cette aventure, arrivée à un paysan du nom de Saltykof, a pu se reproduire plusieurs fois. Une fois opéré, il ne reste plus au nouvel élu qu’à mettre à profit la générosité de ses chastes parrains.

De même que les flagellans, les skoptsy sont répartis en loges secrètes, également appelées du nom mystique de nef (korabl). Les mutilés ont, eux aussi, leurs prophétesses et leurs saintes vierges. Les femmes et, en particulier, une prophétesse du nom d’Anna Romanovna, ont eu une grande part dans l’invention ou la diffusion de la doctrine. Souvent ce sont encore des femmes qui, de leurs mains, transforment les hommes en anges. Comme les khlysty, les blanches colombes semblent, sous Alexandre Ier, avoir recruté des prosélytes jusque dans les classes privilégiées, parmi les officiers et les fonctionnaires. C’est au moins ce qui résulte des notes de police mises à profit par Nadejdine[2].

L’on ne saurait s’étonner des rigueurs de la loi vis-à-vis d’une

  1. Réoutsky : Lioudi Bojii i Skoptsy, p. 157-158.
  2. Sbornik pravit. Sved. o rask., t. III.