Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 87.djvu/131

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

voies, j’en choisis une, quoique incertaine, parce qu’il est certain que, si je reste là, j’y mourrai de faim; est-ce que mon action est une affirmation relative aux deux voies ? Non, elles demeurent pour moi aussi incertaines qu’auparavant ; il n’y a de certain que mon embarras et la nécessité de faire un effort pour en sortir. Que je marche en un sens ou en l’autre, le nord ne cessera pas d’être au nord ; quand je prends une voie plutôt que l’autre, je n’ affirme pas pour cela que le nord soit dans cette direction, mais, ce qui est bien différent, que je le cherche dans cette direction. Pareillement, en certaines alternatives morales, je puis être forcé de me décider pour un parti à l’exclusion d’un autre, parce qu’il y a nécessité certaine d’agir sans qu’aucun des partis soit lui-même certain ; mais est-ce que cette nécessité pratique enrichira d’un atome de certitude le parti choisi ?

— Oui, répondent MM. Secrétan et Renouvier, car il n’y a pas seulement ici, en fait, nécessité de prendre parti, mais devoir de prendre tel parti ; donc il y a aussi devoir de croire et d’affirmer. — « Finalement, dit M. Secrétan, nous ne savons rien de rien, nous ne comprenons rien à rien ; nous devons croire, et nous croyons au mépris de toutes les apparences contraires. » — « Une proposition caractéristique du criticisme, dit aussi M. Renouvier, c’est que la morale exclut le doute sur la réalité des objets de ses affirmations. »

Selon nous, la morale n’exclut en rien le doute sur la réalité de ces objets ; elle ne l’exclut pas plus en droit qu’en fait. Quand j’agis comme si l’ordre moral était supérieur à l’ordre physique, comme si le triomphe final du bien dans l’univers était possible, comme si j’étais un être supérieur au temps et immortel, comme s’il existait une divinité vers laquelle le monde se meut, je ne cesse pas de comprendre que ces idées sublimes sont en même temps invérifiables et incertaines, que mon action en vue du bien universel est peut-être un effort vers l’impossible : je ne sais pas si je réussirai, si je serai en quelque sorte payé de retour, soit par les autres hommes, soit par l’univers ; je ne sais pas si je ne me serai point dévoué en vain, et pourtant je me dévoue. Il ne m’est pas nécessaire d’avoir un bandeau sur les yeux ni de juger certain ce qui est incertain, pour préférer la beauté morale à la laideur morale. La moralité laisse douteux ce qui est douteux ; l’action n’est que l’affirmation de notre propre idée, de notre propre désir, de notre propre vouloir, non des objets de notre désir et de notre vouloir. Elle n’affirme de ces objets qu’une chose, c’est que leur supériorité comme idéal est certaine et que leur impossibilité de fait n’est pas pour nous démontrée : ils sont ce qu’il y a de meilleur, et ils ne sont pas certainement impossibles ; cela suffit, osons.