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conditions d’existence collective ; mais ce n’est plus alors la moralité proprement dite : celle-ci n’existe que quand, nous étant délivrés de l’obsession de l’instinct et des nécessités du milieu, nous nous proposons à nous-mêmes un but universel, sans nous faire illusion sur le caractère idéal de ce but. Nous nous vouons ainsi à une pure idée dont nous espérons commencer la réalisation dans le monde, sans savoir si le monde se ploiera à notre pensée et à notre désir, sans savoir si le bien que nous voulons nous-mêmes est « éternellement voulu » par une volonté supérieure à la nôtre et absolue.

Quelle est donc, à vrai dire, l’attitude d’esprit qui constitue une « offense » au bien moral? — C’est l’attitude de celui qui ne considère pas le bien moral comme le plus haut idéal et le plus aimable. Mais, dès qu’il s’agit de savoir jusqu’à quel point cet idéal est réalisé ou réalisable en nous et autour de nous dans l’univers, ou dans le principe de l’univers, la sincérité nous commande d’avouer que nous sommes dans l’incertitude. « Dieu même, a-t-on dit, doit vouloir que nous doutions de lui si nous voyons des raisons d’en douter ; » de même, encore une fois, le devoir ne peut m’imposer l’obligation de mentir à ma pensée. Ce n’est pas faire injure au bien moral que de reconnaître les limites de ma connaissance même : la morale ne saurait me commander d’affirmer ce que j’ignore. La seule chose que j’affirme, c’est que je place le bien moral au-dessus de tout dans ma pensée et dans mon cœur, et que je veux sa réalisation : le reste demeure et demeurera toujours entouré de nuages.


IV.

Nous croyons qu’il faut remplacer la méthode morale a priori, dogmatique et déductive, par une méthode vraiment inductive. A la métaphysique fondée sur la morale, nous substituons une métaphysique tenant compte des faits de l’ordre moral comme de tous les autres. Aux « raisons du cœur que la raison ne connaît pas, » nous substituons les raisons du cœur que la raison connaît et place à leur véritable rang. Ce n’est donc pas par des actes de foi, ni par des postulats, ni par des « impératifs catégoriques a priori, » que devra procéder une métaphysique réellement morale; c’est par des analyses, par des inductions, par des hypothèses rationnellement construites. C’est sur le type de la philosophie et de la science, non sur celui des religions positives ou de la poésie, que la conception d’un univers moral devra être tentée : ce ne sera plus une pratique s’érigeant d’avance en nécessité absolue et indiscutable ; ce sera une spéculation sur les principes derniers de l’action comme de la pensée,