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M. Jay Gould, le premier des millionnaires, le roi des chemins de fer américains, a cinquante ans à peine, et c’est en quelques années qu’il a gagné les sommes énormes qui font de lui l’homme le plus riche du monde. Son père, modeste fermier de Roxbury, dans l’état de New-York, augurait mal de l’avenir de ce fils, qu’il envoyait chercher fortune à l’âge de douze ans, lui remettant pour tout capital un vêtement de rechange et 2 shillings, ajoutant : « Tire-toi d’affaire comme tu pourras: tu n’es bon à rien ici. » Et Jay Gould s’est tiré d’affaire.

Non sans peine, à en juger par sa biographie, mais rapidement à coup sûr. Trois ans plus tard, c’est lui qui assiste les siens. Associé dans un chantier, il en devient seul propriétaire, y installe son père en qualité de gérant, et travaille nuit et jour pour conquérir un brevet d’ingénieur. A dix-huit ans, il soumissionne des travaux publics, dirige des équipes d’ouvriers, s’exerce au maniement des hommes, se surmène, tombe gravement malade, et, à peine rétabli, se remet à l’œuvre. Il crée une tannerie, fonde une ville qui porte son nom : Gouldsborough. A vingt-cinq ans, il possédait déjà 100,000 dollars. Sept ans plus tard, il décuplait son capital, inaugurant, par un terrible coup de bourse, sa prise de possession de la voie ferrée de l’Érié et sa future royauté des chemins de fer.

Mais, non plus que les royautés politiques, les royautés industrielles ou financières ne sont à l’abri des coups du sort et des haines de leurs ennemis. Plus sa fortune grandissait, plus Jay Gould voyait croître le nombre des siens. Possesseur de l’Érié, il prétendit s’adjoindre la ligne de Susquehanna, qui complétait son réseau. Il s’en porta acquéreur ; mais ses adversaires soulevèrent des contestations légales qui retardaient sa prise de possession. Il n’en tint compte, prétendit passer outre et fit occuper la voie par ses agens et ses ouvriers. Cet appel à la force exaspéra les résistances. S’il était maître d’une extrémité de la ligne, ses opposans tenaient l’autre, et l’on vit pour la première fois ce spectacle étrange d’un duel gigantesque à coups de locomotives se ruant l’une sur l’autre, amenant des renforts de centaines d’hommes à chacun des deux camps, la plus forte et la plus intrépidement chauffée écrasant sa rivale, tuant et blessant mécaniciens et chauffeurs.

Jay Gould l’emporta, par la force d’abord, légalement ensuite. Il disposait, affirmait-on, de la législature de l’état, des magistrats, de la presse. Dans cette circonstance, il n’avait pas hésité à jouer sa vie; quelques années plus tard, il jouait sa fortune entière dans la partie la plus formidable que l’on ait encore vue aux États-Unis.

C’était en 1873, sous la présidence du général Grant. La paix était conclue entre le Nord victorieux et le Sud écrasé. Les mesures