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semble-t-il, jamais bien arrêtés en son propre esprit. Ce qui, dans toutes les façons de penser des hommes du XVIe siècle, apparaît le plus clairement, c’est une extrême confusion, c’est l’embarras de concilier entre elles les choses opposées qui, sorties récemment et toutes à la fois de la nuit, réclament de la place au soleil. Ainsi que du Bellay et Ronsard, Pasquier, à la lecture des beaux livres sonores de l’antiquité romaine où revient sans cesse le mot patria sent se développer en son âme le sentiment, presque nouveau, fort obscur chez les générations antérieures, de la patrie française. Cette France dont on prend tout à coup pleine conscience, on se sent honteux de la trouver très inférieure sous de certains rapports, notamment par sa littérature et sa langue, aux patries antiques : on se jure de lui donner les gloires qu’elle n’a pas ; on ira chercher chez les nations rivales de quoi les égaler ; on les pillera, on les dépouillera, on se parera et se gorgera du butin ainsi fait, mais cependant par jactance patriotique on médira d’elles, on les dépréciera, on assurera qu’on les valait bien. Spectacle comique et respectable ! Étienne Pasquier nous le donne d’un bout à l’autre de l’œuvre qui reflète sa pensée trouble.

Nous venons de dire que le sentiment de la patrie était presque nouveau : ceci demande d’être expliqué. Certes, on ne saurait oublier ni Bavard, ni Jeanne d’Arc, ni du Guesclin, ni les chevaliers du moyen âge mourant pour la douce France, ni nos rois travaillant au milieu de leurs légistes, avec un génie héréditaire, à la formation du territoire bien-aimé : des marches de la Lorraine aux grèves bretonnes, dans l’âme de la bergère comme dans celle du petit seigneur, comme dans celle du chevalier, comme dans celle du roi, apparaît depuis des siècles, sous le souvenir orgueilleux et confus de la puissance du vieil empereur des légendes, Charlemagne, ce qu’on pourrait très justement nommer : l’instinct passionné de la patrie française. La flamme sacrée naît, puis éteinte renaît, et renaît encore, admirable phénomène, juste aux temps qu’il faut pour le salut du grand être noble en train de se former: elle brille aux heures de crises suprêmes et dans l’enivrement des triomphes. Mais avec la renaissance seulement, le patriotisme devient un sentiment raisonné, classé, dénommé, qui se fixe dans certains cœurs, tout comme le sentiment du devoir féodal et celui de l’honneur militaire habitaient les cœurs des chevaliers. Il sourd d’abord à ceux qui lisent les Latins, poètes en quête d’inspiration nouvelle, gens dérobe amis des loisirs studieux ; Joachim du Bellay crée le mot patrie ; les parlementaires commencent à aimer le roi surtout parce qu’il incarne la France ; il est vrai que pour ce motif ils l’aiment double. Les hommes d’épée garderont longtemps encore, pour la plupart, la tradition féodale, c’est-à-dire la fidélité