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croit se montrer bon Français encore en conseillant de prendre à l’étranger ce qu’il a de meilleur. Il sentait bien, au fond, l’affreuse décadence de nos lettres : tous les lettrés qui prirent leur part du mouvement de la renaissance en souffraient; on peut même dire que la renaissance vint d’une sorte d’affolement causé par le spectacle de la dégénérescence de la veine française. La source de l’inspiration celtique et franque, qui nous avait donné les romans, les légendes, les chansons de geste du moyen âge, était tarie ; cette inspiration ne se reconnaissait plus dans les fades romans de chevalerie que lisaient les gentilshommes et les dames sous Louis XII et François Ier; notre poésie ne procédait plus guère que de l’inspiration gauloise : rondeaux, ballades, virelais, chants royaux, satires en forme de coq-à l’âne, chansons, n’étaient que des jeux d’esprit sans élévation ; Joachim du Bellay les caractérisa d’un mot qui fait songer au vocabulaire en honneur parmi la génération littéraire de 1830 : « Ce sont, dit-il, des épiceries. » Notre littérature était ainsi qu’un être anémié qui va mourir; coûte que coûte et bien vite, il fallait lui donner du sang et des muscles et du souffle. A ceux qui le virent et s’alarmèrent, il est dû une immense gratitude, et l’on ne peut leur en vouloir d’avoir un peu perdu la tête. Ils infusèrent en hâte, pêle-mêle, sans distinguer, dans les veines du malade, tous les élémens de régénération qu’ils trouvèrent à portée de leur main, il en vint un être ressuscité, mais pléthorique plutôt que sain. Plus tard, on lui fit les saignées qu’il fallait.

Pasquier, homme de bon sens, fut relativement modéré dans ses aspirations à la rénovation par l’étranger détesté. Il rêvait d’un grand avenir pour les lettres françaises; il voulait donc qu’on écrivît en français, bataillait contre ceux de ses amis qui soutenaient que la langue latine lût le seul instrument digne d’un bel esprit, faisait observer que, si Rome avait eu le même respect superstitieux des lettres de Grèce, la littérature latine, si prônée maintenant, n’eût jamais pris vie. Il fallait, selon lui, fixer la langue française dans de grands et beaux ouvrages, et, pour y parvenir, commencer par l’enrichir de locutions empruntées, aussi bien que par orner la pensée française des idées d’autrui ; mais il lui semblait nécessaire d’apporter beaucoup de discernement et de prudence à cette double opération fort délicate.

A son jugement, il y avait plus d’inconvéniens que d’avantages à demander aux Latins, aux Grecs et généralement aux étrangers beaucoup d’expressions nouvelles. Nous avions « un ample et suffisant magasin de beaux mots » chez nous ; il n’était que de le mettre à contribution. Le peuple de France abondait en expressions pittoresques et charmantes, dont les lettrés ne profitaient pas assez ; il