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REVUE DES DEUX MONDES.

Les rois tremblent devant leurs menaces, et, chose curieuse, ces ascètes font même peur aux dieux. Dans le Ramayana, Viçvamitra, un roi devenu ascète, acquiert un tel pouvoir par ses austérités et ses méditations, que les dieux tremblent pour leur existence. Alors Indra lui envoie la plus ravissante des Apsaras, qui vient se baigner dans le lac, devant la hutte du saint. L’anachorète est séduit par la nymphe céleste ; un héros naît de leur union, et pour quelques milliers d’années l’existence de l’univers est garantie. Sous ces exagérations poétiques, on devine le pouvoir réel et supérieur des anachorètes de la race blanche, qui, d’une divination profonde, d’une volonté intense, gouvernent l’âme orageuse de l’Inde du fond de leurs forêts.

C’est du sein de la confrérie des anachorètes que devait sortir la révolution sacerdotale qui fit de l’Inde la plus formidable des théocraties. La victoire du pouvoir spirituel sur le pouvoir temporel, de l’anachorète sur le roi, d’où naquit la puissance du brahmanisme, advint par un réformateur de premier ordre. En réconciliant les deux génies en lutte, celui de la race blanche et de la race noire, les cultes solaires et les cultes lunaires, cet homme divin fut le véritable créateur de la religion nationale de l’Inde. En outre, par sa doctrine, ce puissant génie jeta dans le monde une idée nouvelle, d’une portée immense : celle du verbe divin ou de la divinité incarnée et manifestée par l’homme. Ce premier des messies, cet aîné des fils de Dieu, fut Krishna.

Sa légende a cet intérêt capital qu’elle résume et dramatise toute la doctrine brahmanique. Seulement elle est restée comme éparse et flottante dans la tradition, par cette raison que la force plastique fait absolument défaut au génie indou. Le récit confus et mythique du Vishnou-Pourana renferme cependant des données historiques sur Krishna, d’un caractère individuel et saillant. D’autre part, le Bhagavadgita, ce merveilleux fragment interpolé dans le grand poème du Mahabhârata, et que les brahmanes considèrent comme un de leurs livres les plus sacrés, contient dans toute sa pureté la doctrine qu’on lui attribue. C’est en lisant ces deux livres que la figure du grand initiateur religieux de l’Inde m’est apparue avec la persuasion des êtres vivans. Je raconterai donc l’histoire de Krishna en puisant à ces deux sources, dont l’une représente la tradition populaire et l’autre celle des initiés.

I. — LE ROI DE MADOURA.

Au commencement de l’âge du Kali-Youg, vers l’an 3000 avant notre ère (selon la chronologie des brahmanes), la soif de l’or et du pouvoir envahit le monde. Pendant plusieurs siècles, disent les an-