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du serpent dans sa main gauche. Cependant, cette tête vivait encore, elle regardait toujours Krishna, et lui dit : « Pourquoi m’as-tu tué, fils de Mahadéva ? Crois-tu trouver la vérité en tuant les vivans ? Insensé, tu ne la trouveras qu’en agonisant toi-même. La mort est dans la vie, la vie est dans la mort. Crains la fille du serpent et le sang répandu. Prends garde ! prends garde ! » En parlant ainsi, le serpent mourut. Krishna laissa tomber sa tête et s’en alla plein d’horreur. Mais Kalayéni dit : « Je ne peux rien sur cet homme ; Kali seule pourrait le dompter par un charme. »

Après un mois d’ablutions et de prières au bord du Gange, après s’être purifié dans la lumière du soleil et dans la pensée de Mahadéva, Krishna s’en revint à son pays natal, chez les pasteurs du mont Mérou.

La lune d’automne montrait sur les bois de cèdres son globe resplendissant, et, de nuit, l’air s’embaumait de la senteur des lis sauvages dans lesquels les abeilles font leurs murmures le long du jour. Assis sous un grand cèdre, au bord d’une pelouse, Krishna, lassé des vains combats de la terre, rêvait aux combats célestes et à l’infini du ciel. Plus il pensait à sa mère radieuse et au vieillard sublime, plus ses exploits enfantins lui paraissaient méprisables, et plus les choses célestes devenaient vivantes en lui. Un charme consolant, un divin ressouvenir l’inondait tout entier. Alors un hymne de reconnaissance à Mahadéva monta de son cœur et déborda de ses lèvres sur une mélodie suave et divine. Attirées par ce chant merveilleux, les Gopis, les filles et les femmes des bergers, sortirent de leur demeure. Les premières, ayant aperçu des vieillards de leur famille sur leur route, rentrèrent aussitôt, après avoir fait semblant de cueillir une fleur. Quelques-unes s’approchèrent davantage en appelant : Krishna ! Krishna ! puis elles s’enfuirent toutes honteuses. S’enhardissant peu à peu, les femmes entourèrent Krishna par groupes, comme des gazelles timides et curieuses, charmées par ses mélodies. Mais lui, perdu dans le songe des dieux, ne les voyait pas. Excitées de plus en plus par son chant, les Gopis commencèrent par s’impatienter de n’être point remarquées. Nichdali, la fille de Nanda, était tombée les yeux fermés dans une sorte d’extase. Mais Sarasvati, sa sœur, plus hardie, se glissa près du fils de Dévaki et se pressa à son côté ; puis, d’une voix caressante :

— Oh ! Krishna, dit-elle, ne vois-tu pas que nous t’écoutons et que nous ne pouvons plus dormir dans nos demeures ? Tes mélodies nous ont enchantées, ô héros adorable ! et nous voilà enchaînées à ta voix, et nous ne pouvons plus nous passer de toi.

— Oh ! chante encore, dit une jeune fille ; enseigne-nous à moduler nos voix !