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LA LÉGENDE DE KRISHNA.

Déguisés en chasseurs, le roi et son guide roulaient sur un char aux chevaux fougueux, aux roues rapides. L’espion, qui avait exploré la forêt, se tenait derrière eux. On était au début de la saison des pluies. Les rivières s’enflaient, une végétation de plantes recouvrait les chemins, et la ligne blanche des cigognes se montrait sur le dos des nuées. Lorsqu’ils approchèrent de la forêt sacrée, l’horizon s’assombrit, le soleil se voila, l’atmosphère se remplit d’une brume cuivrée. Du ciel orageux, des nuages pendaient comme des trompes sur la chevelure effarée des bois.

— Pourquoi, dit Krishna au roi, le ciel s’est-il obscurci tout à coup et pourquoi la forêt devient-elle si noire ?

— Je le vois bien, dit le roi de Madoura, c’est Vasichta le méchant solitaire qui assombrit le ciel et hérisse contre moi la forêt maudite. Mais toi, Krishna, as-tu peur ?

— Que le ciel change de visage et la terre de couleur, je n’ai pas peur !

— Alors, avance !

Krishna fouetta les chevaux, et le char entra sous l’ombre épaisse des baobabs. Il roula quelque temps d’une vitesse merveilleuse. Mais toujours plus sauvage et plus terrible devenait la forêt. Des éclairs jaillirent ; le tonnerre gronda.

— Jamais, dit Krishna, je n’ai vu le ciel si noir, ni les arbres se tordre ainsi. Il est puissant, ton magicien !

— Krishna, tueur de serpens, héros du mont Mérou, as-tu peur ?

— Que la terre tremble et que le ciel s’effondre, je n’ai pas peur !

— Alors, poursuis !

De nouveau, le hardi conducteur fouetta les chevaux et le char reprit sa course. Alors la tempête devint si effroyable que les arbres géans ployèrent. La forêt secouée mugit comme du hurlement de mille démons. La foudre tomba à côté des voyageurs ; un baobab fracassé barra la route ; les chevaux s’arrêtèrent et la terre trembla.

— C’est donc un dieu que ton ennemi, dit Krishna, puisque Indra lui-même le protège ?

— Nous touchons au but, dit l’espion du roi. Regarde cette allée de verdure. Au bout se trouve une cabane misérable. C’est là qu’habite Vasichta, le grand mouni, nourrissant les oiseaux, redouté des fauves et défendu par une gazelle. Mais pas pour une couronne, je ne ferai un pas de plus.

À ces mots, le roi de Madoura était devenu livide : « Il est là ? Vraiment ? derrière ces arbres ? » Et, se cramponnant à Krishna, il chuchota à voix basse, en tremblant de tous ses membres :

— Vasichta ! Vasichta, qui médite ma mort, est là. Il me voit du fond de sa retraite… son œil me poursuit… Délivre-moi de lui !