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Prusse par une solidarité d’absolutisme, il ne la désarmait pas ; — qu’à son travail silencieux, obstiné, pour la domination, répondait bientôt un autre travail silencieux, persévérant, la conspiration des idées, des sentimens et des intérêts. Pendant qu’il faisait de la politique avec ses congrès, avec ses conférences ou ses commissions de police fédérale, les esprits s’ouvraient d’autres issues, les intérêts eux-mêmes cherchaient pour ainsi dire leur voie.

Dès le temps de Carlsbad ou à peu près avait commencé obscurément, par des nécessités de trafic intérieur, une fusion douanière qui était restée circonscrite d’abord entre la Prusse et les petits duchés enclavés dans ses territoires, puis s’était étendue par degrés, pour finir par embrasser la plupart des autres états du nord et même du sud de l’Allemagne ; c’est le « Zollverein, » — œuvre toute commerciale à l’origine, compliquée, chemin faisant, d’arrière-pensées politiques, et tendant à créer, à côté de l’union factice par l’absolutisme autrichien, une union bien autrement vivace sous la prépondérance et au profit de la Prusse. L’Autriche régnait par la diplomatie dans la diète, la Prusse devenait par degrés la régulatrice des intérêts, la directrice du mouvement matériel de l’Allemagne en dehors de la diète. M. de Metternich, après avoir traité peut-être un peu dédaigneusement ce travail à sa naissance, n’avait pas tardé à en saisir la menaçante portée. Il y voyait presque « un des événemens les plus considérables de notre époque. » Il comprenait parfaitement le danger de cette « union des intérêts matériels, » déguisant à peine une agitation politique, formant, dans la grande confédération dont il se flattait toujours de rester le maître, une autre confédération libre, envahissante, sous le patronage de la Prusse. À cette ligue suspecte qui menaçait de faire par degrés de l’Autriche une « étrangère » en Allemagne, il n’opposait guère que des expédiens peu efficaces, une certaine impatience agitée. Bref, le chancelier sentait croître autour de lui une force qui lui échappait, qui déconcertait ses combinaisons ; mais l’événement le plus grave, le plus propre à troubler sa politique, c’est le changement de règne en Prusse au mois de juin 1840.

Tant que le vieux roi Frédéric-Guillaume III avait vécu, — il régnait depuis quarante-trois ans, — M. de Metternich était sûr de l’appui d’un prince simple et modeste, un peu étonné des vicissitudes de sa vie, qui s’était fait un dogme de l’alliance avec l’Autriche, qui voyait dans le chancelier lui-même une sorte d’oracle, le conseiller infaillible. Entre le roi et le chancelier, il y avait un lien intime formé par les souvenirs des luttes de 1813, par la haine commune de tout ce qui était révolution. Frédéric-Guillaume n’avait pas oublié les promesses libérales par lesquelles il avait rallié son peuple, aux jours des guerres de l’indépendance ; il en avait ajourné