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Peut-être donc, à moins qu’on ne songe à ce profond et abominable Laclos, qui a le regard si aigu, mais qui n’a vu qu’un point de l’âme humaine, et le plus affreux, faut-il remarquer que Constant nous rapportait, sans presque y prendre garde, un genre littéraire dont on n’avait plus l’idée depuis Marivaux, et où Marivaux n’avait que touché avec un peu de maladresse. Constant, peu créateur du reste, se trouve donc avoir renouvelé un des aspects de l’art, non par la puissance de l’imagination, mais par l’originalité singulière de sa manière de sentir et de se rendre compte de ce qu’il sentait. C’était sa tournure d’esprit qui était créatrice ; et cela, pour son malheur au moment où il écrivait, pour, sa grande gloire auprès de la postérité, en un temps précisément où un renouvellement de l’art, dans une direction toute différente, se produisait ; en un temps où les puissances endormies de l’imagination française, sous l’impulsion souveraine de Chateaubriand, s’ébranlaient et s’élançaient de toutes parts. Aussi Adolphe, presque inaperçu d’abord, a-t-il grandi silencieusement, occulto œvo, jusqu’au jour où, la littérature d’imagination étant épuisée, il est devenu le modèle des patiens observateurs, attentifs et repliés, du monde obscur, aux sourdes rumeurs, que nous portons en nous.

Et c’est ici qu’il faut comprendre l’enseignement que porte en elle cette œuvre unique. Le roman psychologique est une très belle forme de l’art littéraire ; mais, par définition même, n’offrant qu’un champ très restreint à chacun de nous. Elle consiste à saisir et à exprimer les sentimens humains, très peu en leurs manifestations extérieures, mais en leur fond même, dans la contraction douloureuse ou dans le frémissement délicieux dont ils naissent, ou dont ils s’accompagnent en naissant, dans le repli le plus reculé de l’être moral. Des sentimens, en cet état-là, nous ne connaissons que les nôtres, ou plutôt les plus attentifs et les plus déliés d’entre nous ne connaissent que les leurs et ceux des personnes les plus étroitement unies à eux, et de la vie desquelles ils ont vécu. Il s’ensuit que le roman psychologique ne peut, ne doit être que très rare, sous peine d’être une composition artificielle en un genre qui ne comporte pas l’artifice. A proprement parler, on ne fait pas de roman psychologique, on en subit un, et on a assez de force de réaction sur ses sentimens pour le reproduire. C’est presque une faute morale, en ce sens que c’est une sorte de mensonge que d’en inventer un ; et comme c’est bien un peu une sorte de profanation que d’écrire le sien, il reste que le cas est peu fréquent où l’on en puisse faire un qui soit vrai sans être coupable, et qui ne soit ni un méfait ni une sottise. C’est pour cela que l’observation psychologique sert d’ordinaire de soutien ou de ragoût aux œuvres