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forteresse de son droit est une doctrine sèche et stérile. Elle sent le sectaire, et pis que le sectaire, l’homme qui fait une secte de chaque citoyen. Constant semble constituer une république de cinq cent mille sécessions individuelles : voilà une singulière patrie. L’idée de liberté n’est bonne, elle n’est féconde, elle n’est sociale que quand elle s’unit au sentiment de solidarité ; il est bon que je respecte mon droit, surtout quand je le respecte dans un autre ; il est bon que je veuille être libre surtout quand je suis assez généreux pour me mettre à la place de mon voisin ; et même il serait bon que je ne défendisse mon droit que par crainte qu’on ne prît sur moi l’habitude de le violer ailleurs. Le libéralisme n’est que de l’égoïsme, s’il n’est qu’une résistance personnelle, et il n’échappe à l’égoïsme qu’à la condition de devenir une vertu. Ne nous pressons pas de croire à un peu de déclamation classique quand Montesquieu fait de la vertu le fondement des républiques. Il songeait aux républiques antiques, soit, et par vertu il entendait le dévoûment à la patrie. Que la forme de la vertu sociale change d’un temps à un autre, je l’accorde, mais c’est une vertu toujours qui fait le lien de la communauté. Pour les anciens, c’était le sacrifice de la personne à l’état ; que les modernes respectent la personne humaine, il le faut ; mais qu’ils sachent que c’est une vertu nouvelle que ce respect même ; qu’il ne consiste pas à se respecter soi-même, mais à avoir un haut sentiment de la dignité humaine, plus vif quand on touche aux autres que quand on nous touche, et qu’en dernière analyse la liberté est une forme délicate de la charité. Cette idée, je ne la trouve pas chez Benjamin Constant. Il ne pouvait guère l’avoir. Il a fait du libéralisme un beau système d’égoïsme superbe et hardi, parce que la générosité n’était pas le fond de sa nature.

Et, toutefois, il a bien dit, avec clarté, avec pénétration, avec logique, avec puissance, ce qu’il fallait, à son époque, que quelqu’un dît. Il a donné l’autorité d’un principe à une vérité historique dont personne n’avait l’idée nette et très sûre. Qu’il fallût se décider à croire que la liberté, soit tenue pour un dogme, soit considérée comme une transaction, était une nécessité sociale, et qu’elle ne consistait nullement en un déplacement de la toute-puissance au profit des masses ; qu’elle était une retraite, non une déroute, mais une retraite en bon ordre de l’état devant l’individu ; oui, cela est certain, et il est certain aussi que personne, non pas même Montesquieu, ne l’avait dit clairement, et que Constant l’a fortement démontré. A d’autres peut-être restait de mieux entendre les conditions dans lesquelles la retraite devait être réglée et tracées les nouvelles frontières. Mais l’idée était lancée, et l’intelligence du fait