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jamais qu’habiller en idées les grands faits qui nous enveloppent et nous entraînent, et, par exemple, la révolution française n’est qu’un fait ; mais elle est devenue une idée plus tard ; ensuite, il est très bon de transformer un fait en idée : il n’en est ni plus ni moins ; mais à le spiritualiser on peut le rendre moins brutal. Le despotisme de Louis XIV devient nécessairement quelque chose de plus noble dans la Politique tirée de l’Écriture sainte qu’il n’est dans la réalité, et de ce qu’il est devenu dans la théorie, quelque chose peut en retourner dans la pratique et l’améliorer. De même, aux hommes affranchis présenter l’affranchissement comme un principe, c’est lui donner la dignité d’une chose morale, et tel qui dans le fait ne verrait qu’une bonne occasion, dans l’idée peut trouver un titre de noblesse dont il s’inquiète de se montrer digne. L’homme sanctifie les choses en les pensant, et du fait le plus grossier, qu’il spiritualise, peut finir par faire une religion. Constant a rendu ce service de consacrer la liberté par la théorie qu’il en a faite.

Même en choses religieuses, il est au moins honorable pour Constant d’avoir parlé sur ce sujet avec gravité. Qu’il n’eût pas le sentiment religieux, il est possible ; mais il avait ce commencement de religion qui consiste à considérer la religion comme chose sérieuse. Au sortir du XVIIIe siècle, c’était un mérite. Il a laissé un livre dont les conclusions sont discutables, mais dont l’esprit est élevé. Après Dupuis et Volney, en face de Chateaubriand trop étourdi par son imagination et qui ne s’aperçoit pas qu’il lui arrive d’être catholique jusqu’à en être un peu païen, Constant, introduisait dans la pensée française un élément qui lui manquait tout à fait, c’est à savoir un peu, — je dis un peu, — d’esprit protestant. Nous avions eu du catholicisme, du jansénisme, du mysticisme et de l’irréligion violente. Une manière grave, un peu froide, mais consciencieuse, d’examiner l’instinct religieux, avec le souci de le rattacher toujours à la loi morale et d’en faire un soutien intérieur, un viatique du cœur plutôt qu’un enchantement de l’imagination, ou une discipline imposée, c’était chose nouvelle chez nous, qui a reparu après Constant, mieux comprise par d’autres que par lui, qui a eu sa part dans l’histoire des idées du XIXe siècle, son influence réelle, encore que limitée, et qu’il me semble qu’il est le premier, quoique insuffisamment convaincu et pénétré, à avoir montrée.

Pour toutes ces raisons, c’est un initiateur, c’est un esprit original, c’est un homme qui n’est pas au-dessous, chose rare, des idées qu’il expose. On n’a pas écrit Adolphe sans être presque un grand artiste, ni inventé le libéralisme sans être presque un grand esprit.


EMILE FAGUET.