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du sol dur et brûlé se tordent, en des poses de martyrs, quelques arbres durs et secs, dont les branchages noueux racontent les misères et la ténacité. Au fond, une longue barrière de montagnes semble encore étreindre dans sa solitude ce coin austère. Pardessus le tout s’épanche tendrement cette lueur tiède et profonde des crépuscules méridionaux, qui endort toutes les inquiétudes et qui console toutes les tristesses dans l’ineffable volupté de son évanouissement harmonieux. Tout est solidement établi, construit, défini, dans ce paysage solide, aussi bien ces roches anguleuses qui percent le mince épiderme du sol comme des ossatures décharnées que ces maigres végétations dont les extravagans profils s’enchevêtrent si étrangement. Pour nous donner une sensation nette du désordre dans la nature, M. Harpignies y a dû mettre un certain ordre, sans lequel nous n’y comprendrions rien. Tout aspect de la nature est si multiple et si compliqué, que c’est peine perdue de vouloir le reproduire intégralement. Le rôle de l’artiste consiste précisément à nous servir de guide en nous dirigeant dans ce dédale. C’est en quoi excellait Théodore Rousseau, qui souvent, même dans ses petites toiles, parvint à débrouiller l’indébrouillable, à dérouler, dans un espace microscopique, des panoramas d’une complication infinie ou à faire pénétrer les yeux sans difficulté dans le fouillis en apparence inextricable des forêts les plus touffues. Plus le site est luxuriant, plus le paysagiste doit prendre soin d’écarter les broussailles parasites et les incidens inutiles ; plus l’endroit où il nous entraîne est sauvage et obscur, plus nous désirons être rassurés par son sang-froid et sa décision. On n’aime pas à se sentir égaré dans une peinture plus que dans la campagne. C’est pourquoi tout paysage mal ajusté dans son cadre, sans commencement ni fin, où l’artiste semble n’avoir su ni limiter ni approfondir sa sensation, nous laisse une impression de malaise. Au contraire, quelle impression de contentement ressort d’une affirmation nette et d’un tableau bien établi, où la volonté et la réflexion de l’auteur se sentent à chaque trait ! Il nous est arrivé souvent de nous demander pourquoi un grand nombre de paysages contemporains, exhalant une bonne odeur de réalité, empreints d’un sentiment très vif des charmes de la végétation et de la lumière, étudiés et analysés avec un soin scrupuleux, comme ceux, par exemple, de MM. Pelouze, Damoye, Dameron, Sauzay, Dutzchold, Bonnefoy, etc, ne nous communiquaient pas toujours une émotion durable en rapport avec le talent qu’on y constate. Ne serait-ce point uniquement parce que, dans ces études scrupuleuses, manque, plus ou moins, cette résolution personnelle qui concentre l’effet sur un point en supprimant ou en simplifiant tout ce qui dans la réalité le complique et l’affaiblit ?