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de tels hommes n’était donc pas une époque de défaillance intellectuelle. On trouve encore dans les œuvres d’un écrivain qui nous occupera plus loin, Isocrate, ces belles paroles : « Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas souffrir d’eux, et soyez à leur égard ce que vous souhaitez qu’ils soient pour eux. » Voilà même la charité chrétienne qui commence : « Il faut aimer les hommes, ajoute-t-il ; si nous n’aimons pas les êtres dont le sort nous est confié, hommes, animaux même, comment pourrons-nous les bien gouverner? »


V.

Où donc y avait-il décadence? En deux points, tous deux se touchant, et sans doute nés l’un de l’autre. La poésie disparaît, chassée par ses deux sœurs, l’éloquence et la philosophie, et la foi patriotique s’en va.

Comme une vaillante armée qui, en avançant toujours, laisse sur chacun des champs de bataille où elle a vaincu quelques-uns de ses meilleurs soldats, la Grèce ne voit plus à ses côtés, mais bien loin derrière elle, ceux dont les chants avaient charmé sa virile jeunesse. Durant toutes ces guerres, le ciel s’est assombri; l’élan, l’enthousiasme, sont tombés. Plus de poètes maintenant : la lyre de Pindare est brisée comme celles d’Homère, de Sophocle et d’Aristophane. Le monde se fait vieux, la Muse n’y trouve plus de ces aspects nouveaux qui l’inspirent, et volontiers elle dirait : « Il n’y a plus rien à voir sous le soleil.» Au lieu de poètes, ce sont maintenant les savans, les philosophes qui viennent regarder sous cette enveloppe, pour analyser et décomposer ce qu’ils y trouvent. Ils arrachent et déchirent ce voile d’Isis que la Muse avait brodé de si brillantes couleurs. Sans doute, la science y gagne, l’esprit s’agrandit et s’élève ; des conceptions plus véritablement religieuses prendront la place des antiques légendes ; mais adieu sans retour aux chants aimés qui berçaient l’âme si doucement, quand ils tombaient de la bouche d’Homère, qui l’enflammaient et lui soufflaient le patriotisme et le dévoûment, quand ils s’échappaient des lèvres frémissantes de Tyrtée ou de Simonide, de Pindare ou de l’héroïque soldat de Marathon ! Aristophane avait déjà envoyé les poètes de son temps aux enfers pour chercher le secret du génie qu’Eschyle et Sophocle y avaient emporté ; ses messagers n’en étaient pas revenus, et, dans sa requête à Hiéron, Théocrite dira : « l’amour du gain remplace l’amour du beau. »

La démocratie triomphante est pour quelque chose dans cette ruine de la poésie grecque. La tribune, trop pleine d’émotions, tue