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Et me voici arrivé au moment critique : il me faut montrer le coupable dans le héros. Avant de poursuivre ce récit, je m’expliquerai sur cette faute que rien ne peut effacer. Les coups qui me frappent ne troublent pas la sérénité de mon jugement, et je tiens à conserver vis-à-vis de ceux qui prendront la peine de me lire la liberté d’appréciation que je retrouve au fond de mon cœur. Ce point acquis, je pourrai traverser cette époque douloureuse, louer le capitaine, admirer l’énergie déployée dans une mauvaise cause, sans craindre que les éloges adressés à l’homme de guerre incomparable ne ressemblent à une défense du prince coupable, à une apologie que ma conscience repousse.

Toute tyrannie est haïssable. L’homme de bien a le devoir de protester à tout risque contre l’acte tyrannique qui, dans sa personne, atteint le public ; — de résister, de lutter même si, au péril de sa vie, il peut mettre un terme à l’oppression de tous ! Il n’a pas le droit de troubler sa patrie, de la déchirer, d’y porter la guerre, pour venger une offense personnelle.

La limite est facile à tracer ; mais souvent les nuages la voilent ; au milieu des tempêtes, l’œil cherche vainement à la retrouver. — Jusqu’où va le devoir ? S’arrêter, est-ce faiblesse ou vertu ? Pousser outre, est-ce crime ou courage ? — Nous verrons l’âme de Condé agitée de ce doute poignant ; puis le héros succombe, séduit par les sophismes des ambitieux subalternes, dominé par la grandeur de ses passions. — Il n’a pas attendu l’heure du repentir ; il s’est condamné lui-même avant le jour du suprême entraînement. Pour atténuer cette faute, hautement et fièrement confessée, dira-t-on, avec certaine école, que l’idée de la Patrie, si vivante dans l’antiquité, s’est tout récemment révélée aux sociétés modernes ? Les grands coupables que l’histoire a jugés n’accepteraient pas l’absolution dédaigneuse que leur offrent les auteurs d’une théorie sans fondement : le prévôt Marcel avait là, conscience de son crime lorsqu’il- ouvrait à l’Anglais la porte de Paris, et le connétable de Bourbon conduisant les lansquenets de Charles-Quint avait été averti par la voix intérieure avant d’être appelé au tribunal de Dieu par Bayard : mourant. — Non, quoiqu’on dise, la France n’est pas née d’hier, et ce n’est pas d’hier que nos pères ont commencé à l’aimer et à la servir. Lisez la harangue de d’Aubray dans la Satire Ménippée, ou l’Histoire universelle de d’Aubigné. Et lorsque, aux heures obscures, les regards inquiets cherchent un phare dans l’ombre, quand les courages s’égarent et que les caractères s’effacent, écoutons les voix désolées qui, après cent ans de guerre, oubliaient Bourgogne et. Armagnac pour se rallier au cri de « vive la France ! »


HENRI D’ORLEANS.