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« N’ayant rien, je ne crains personne, et, pauvre, je fais peur aux riches ; à mon approche, ils se lèvent ou me cèdent le haut du pavé. »

De cette défaillance de la moralité publique était né un autre mal qu’il faudrait appeler d’un nom particulier, le condottiérisme, car c’est un phénomène général qu’on retrouve à plusieurs époques de l’histoire, dans l’Italie dégénérée comme dans la Grèce mourante, dans l’Egypte décrépite et l’Orient épuisé, à Carthage et dans le chaos où s’éteint la guerre de trente ans : je veux dire l’habitude de vendre son sang, son courage, pour se mêler à des querelles où nul intérêt élevé ne vous appelle. Si le droit de tuer est un droit terrible dans les guerres légitimes, où le soldat défend sa patrie et ses pénates, que sera-ce quand il tuera pour vivre, par métier et pour gagner quelque argent ? Depuis longtemps les Grecs connaissaient trop les routes de Suse et l’argent du grand roi : il en avait toujours à sa solde des troupes nombreuses, et son intervention dans les affaires de la Grèce n’a d’autre but que d’y ramener la paix, pour y trouver des soldats à vendre. Il y prend même des généraux ; il loue les services de Chabrias et d’Iphicrate. Le danger n’est pas seulement dans l’or corrupteur que ces mercenaires rapportent, ni dans l’oubli de la patrie, dans les habitudes de violences et de rapines que la vie des camps leur a données, dans les vices que le mol Orient leur inocule ; car si beaucoup encore reviennent dans leurs cités étaler ces richesses mal acquises, bien peu, dans quelques années, s’y décideront. Ils mourront là où ils auront vécu, et alors le mal pour la Grèce sera dans cette migration continuelle qui lui enlèvera le meilleur de son sang. Tout homme d’activité, de courage, d’ambition, toute la partie énergique de la population grecque courra en Asie, laissant derrière elle la mère-patrie dépeuplée. À Issus, Darius aura 30,000 mercenaires grecs. Sous Alexandre et ses successeurs, le mal décuplera d’intensité, et la Grèce périra, suivant l’énergique expression de Polybe, faute d’hommes.

Cette fatale habitude de vivre de la guerre comme d’une profession s’est introduite partout. Pour vider le moindre différend, les villes ne s’en rapportent plus au courage de leurs citoyens : elles appellent des mercenaires. Orchomène, en 371, en achète pour combattre une petite et obscure cité d’Arcadie ; Athènes ne peut s’en passer ; les tyrans de Thessalie, comme ceux de Sicile, n’ont pas d’autres soldats ; Sparte elle-même en soudoie. La Grèce n’est plus qu’un grand marché où se vend du courage à tous les prix : marchandise frelatée, car ce courage vénal est toujours mêlé de perfidie et de trahison. Avec lui plus de victoire certaine, plus de négociation sûre. Un jour, Iphicrate reçoit d’Amphipolis des otages qui vont enfin rendre à Athènes cette grande cité. Un mercenaire lui