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était l’isolement, la claustration, la fuite en des lieux déserts. Dans leur épouvante, certains sectaires ne virent de refuge que dans la mort. Pour sortir de ce monde damné, on recourut au meurtre, au suicide. Ces forcenés russes ne se doutaient pas que, à une quinzaine de siècles de distance, ils reproduisaient des fureurs africaines. Pareils aux circoncellions de l’Afrique, qui se brûlaient vifs ou se jetaient dans la mer du haut des rochers pour imiter la mort des martyrs, des sectaires, tels que les philippovtsy, prêchaient la rédemption par le suicide. Les uns recouraient au fer, les autres à la faim, le plus grand nombre aux flammes. La mort en commun, « l’accord pour le salut, » était regardée comme l’acte le plus méritoire. Des familles, parfois des villages entiers, se réunissaient pour offrir à Dieu le vivant holocauste. Souvent le prophète, l’apôtre qui avait recruté ces martyrs volontaires, veillait à ce que, parmi eux, il n’y eût pas de défaillance, écartant les profanes et barrant la fuite aux lâches tentés de rentrer dans ce monde de péché. On cite, sous le règne d’Alexandre II, un paysan du nom de Khodkine qui avait décidé une vingtaine de personnes à se retirer avec lui dans les forêts de Perm pour y mourir de faim. Il leur avait fait construire une grotte, où il les avait enfermées, après leur avoir fait revêtir des chemises blanches pour paraître dans le royaume des cieux avec la robe nuptiale. Les faibles, les enfans qui n’avaient pas l’énergie de résister au supplice de la faim, Khodkine les maintenait de force dans la grotte. Deux femmes étant parvenues à s’enfuir; les fanatiques, craignant d’être dénoncés et ramenés sous le règne de Satan, se massacrèrent les uns les autres, le fils tuant sa mère, et le père ses enfans.

La mort par inanition étant lente et exposant à des défaillances, les philippovtsy lui préféraient d’ordinaire le « baptême du feu. » A leurs yeux, la flamme seule était capable de purifier des souillures de ce monde tombé sous la domination du Malin. Un chef de famille s’enfermait avec sa femme, ses enfans, ses amis, dans sa cabane de bois, après l’avoir entourée de paille et de branches sèches. Un prêcheur y mettait le feu, encourageant de la voix les patiens, et au besoin les ramenant dans la fournaise. Au temps des grandes persécutions contre le raskol, au XVIIIe siècle, ces sacrifices humains s’accomplissaient en masses. Les sectaires cherchaient dans les flammes un refuge contre la poursuite des soldats et les tentations du jugement ou de la question. Il y a eu maintes fois de ces autodafé, « vrais actes de foi, » de cent et deux cents personnes. On calcule qu’en Sibérie et sur les confins de l’Oural, il est mort ainsi des milliers de chrétiens. « Les brûleurs d’eux-mêmes » (samosojigatêli) s’entassaient sur de vastes bûchers entourés de fossés ou de palissades pour qu’il n’y eût pas de désertion.