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de s’isoler, de se concentrer et de se fortifier. Il est riche parce qu’il possède des manoirs et de grandes terres ; mais manoirs et terres sont éparpillés au nord, au sud, au centre, parfois dans dix, quinze ou vingt comtés différens ; il est faible parce que de ces forces multiples, mais disséminées, il ne saurait faire un faisceau, les grouper en un tout homogène. Vulnérable sur tous les points, il ne peut sur aucun fomenter la résistance, moins encore préparer l’agression.

Quand il l’essaie, pendant la guerre des deux roses, et plus tard, il échoue, et ses fiefs confisqués passent à d’autres familles, qui les transmettent intacts à leurs descendans. Des traditions féodales que le temps oblitère partout, en France, en Allemagne, comme en Angleterre, son instinct conservateur lui a fait garder, avec les titres vides, avec les grandes charges plus apparentes que réelles, dépendances de la couronne, la loi de primogéniture qui assure la transmission du domaine au fils aîné, héritier et représentant de la famille, et l’entail qui protège le patrimoine héréditaire contre la prodigalité du détenteur temporaire et le réduit au rôle d’usufruitier. Il peut étendre, non amoindrir ce patrimoine. Il n’a droit ni de le morceler ni de l’aliéner ; les arbres mêmes de son parc sont comptés, et il ne saurait, sans le consentement de son héritier, abattre les chênes séculaires qui l’ombragent. Son château, comme son titre, comme son origine, est historique ; il en jouit, sa vie durant, mais à charge pour lui de l’entretenir et de le laisser à l’héritier légitime. Parfois même, comme dans le cas cité par M. H. Taine dans ses Notes sur l’Angleterre, il est tenu de grossir de son vivant le trésor familial, « d’acheter chaque année pour plusieurs mille livres sterling d’argenterie. Après en avoir encombré les buffets, on a fini par faire une rampe d’escalier en argent massif. » Ainsi s’immobilisent d’incalculables richesses : tableaux de grand prix, objets d’art, galeries merveilleuses comme celles du marquis de Westminster, de lord Ellesmere, et la plus splendide de toutes, celle de Blenheim-Castle, au duc de Marlborough, dont les salles sont hautes comme des nefs d’église et dont la bibliothèque mesure 100 mètres de longueur.

Si le propriétaire de ces trésors n’a pas la puissance que donne la force, il a gardé, en revanche, le prestige qui résulte de la fortune, de l’ancienneté du nom, de l’hérédité du fief, de la possession ininterrompue. L’influence qu’il a perdue en tant que membre de la chambre des lords, par suite de l’évolution qui a concentré le pouvoir politique dans la chambre des communes, il l’a conservée jusqu’ici, au point de vue social, en tant que membre d’un corps aristocratique. Il la perpétue par l’admission lente et graduée, dans les rangs de la pairie, des grandes fortunes