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des cuillères de bois, peintes spécialement pour eux, avec des emblèmes particuliers. Leurs chapelets sont d’un ancien type commun aux popovtsy et aux sans-prêtres : il y en a de tout prix et de toute matière, de bois et de pierres précieuses. Sémënof, où est le centre de cette pieuse industrie, expédie de ces chapelets dans tout le monde du raskol, jusqu’au-delà des lointaines frontières de l’empire; ils voyagent d’autant plus facilement qu’il est malaisé de les prohiber.

Grâce aux liens que noue entre les dissidens la communauté de croyance, le schisme a parfois pu être considéré comme le chemin de la fortune. Pour certains hommes d’affaires, pour certains riches marchands, le raskol a été un moyen d’influence, pour quelques-uns un moyen d’exploitation. La superstition des masses dissidentes n’a parfois servi qu’à alimenter la cupidité et les coffres des chefs. L’argent joue un grand rôle dans toutes les affaires du schisme, chez les popovtsy comme chez les sans-prêtres. Un écrivain qui a dépeint les mœurs des raskolniks du Volga en de longs récits, A. Petchersky[1], a montré l’importance des préoccupations matérielles chez les chefs comme parmi la foule des starovères. L’âge héroïque de la vieille foi est passé ; le mercantilisme lui a succédé. S’ils sont fidèles aux vieux rites, c’est, pour nombre de raskolniks, moins en vue de la béatitude éternelle que des avantages temporels. « Pourquoi gardent-ils la vieille foi? s’écrie, dans un des récits de Petchersky, la mère Manéfa, abbesse d’un de leurs skytes; est-ce pour leur salut? non, c’est pour leur profit. » Il en est en effet, parmi les meneurs, qui se font payer leurs dettes ou leurs impôts par de crédules coreligionnaires. Les dons mêmes qu’ils offrent à leurs oratoires ou à leurs skytes leur sont souvent suggérés par l’esprit de lucre, par calcul, pour capter la faveur du ciel. « Grâce à vos saintes prières, écrit un marchand à la mère Manéfa, j’ai, sur mon poisson, prélevé un bénéfice de moitié. » Et, en reconnaissance de cette bénédiction, il envoie à l’abbesse 100 roubles pour les distribuer aux âmes qui « ont bien prié, » en recommandant de n’en rien donner à un tel et un tel qui prient pour ses concurrens ; « mais leurs prières, ajoute-t-il, sont moins avantageuses que les vôtres ; aussi nous vous demandons de ne pas cesser de bien prier, pour que le Seigneur nous accorde plus de profit dans notre commerce. » Si c’est là vraiment la dévotion des vieux-croyans, il faut dire qu’elle ne diffère pas beaucoup de celle de nombre de marchands orthodoxes.

  1. De son nom, Melnikof. Longtemps employé au ministère de l’intérieur pour les affaires du schisme, Melnikof a décrit les raskolniks en trois grandes compositions à cadres romanesques : Dans les forêts. Dans les montagnes et Sur le Volga.