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le mont cenis.

le plus frappé : lychnis alpina, agrostis alpina aux épillets dorés, arabis pumila et cærulea, pedicularis rosea et rostrata, sisymbrium pinnatifidum, eritrichium nanum, dont les fleurs d’un brillant d’azur sont autant de miroirs, saxifraga retusa, achillea nana, androsace glacialis. Sur les bords du petit lac croît en abondance la gracieuse et svelte valeriana celtica, espèce des plus rares, au-dessus de laquelle s’élèvent les têtes blanches de l’eriophorum Scheuchzeri. À l’altitude la plus extrême de ces régions s’étend un large tapis verdoyant, formé d’une superbe mousse aux coiffes d’un jaune orangé, le conostomum boreale, apanage exclusif des hauteurs glaciales. Sur ce tapis rampe arenaria biflora, avec ses longues tiges chargées de délicates fleurs blanches.

Tout ce petit monde nous ravit ; c’est notre unique préoccupation pendant quelques heures, au bout desquelles il faut cependant lui dire adieu. Le retour s’opère par un sentier détestable, pratiqué sur une pente atroce, à travers des éboulis de rochers qui forment un véritable chaos. À mesure que nous avançons, la gorge dans laquelle nous sommes engagés s’élargit et nous découvre un horizon plus vaste. L’hospice se montre à l’improviste dans le bas, avec la plaine qui l’entoure, et que nous retrouvons bientôt avec délices. À quatre heures, tous les membres de la caravane rentrent à l’établissement avec le bonheur des difficultés vaincues, qui fait oublier toutes les fatigues de notre ascension.

Le terme de mon séjour au Mont-Cenis était venu, et avec lui l’heure du départ. Il fallait m’arracher aux joies du touriste, à la sérénité de ces pittoresques régions semées des surprises les plus inattendues. Toutes mes espérances étaient dépassées. La végétation alpine dans tout son éclat avait répondu aux exigences de mon enthousiasme et de ma soif d’explorateur, sans aucun de ces mécomptes qu’on rencontre le plus souvent. Et comme bénéfice qui avait son prix, après ma course de la journée venaient, sous le toit hospitalier de l’hospice, des soirées délicieuses, qui empruntaient à la conversation animée, piquante et spirituelle de deux excellens amis un charme inestimable. Je pouvais donc boucler ma valise en toute satisfaction, emportant avec ma moisson de plantes un nouveau monde d’idées et de sentimens. Heureux de rentrer dans cette Savoie, que je n’avais pas vue depuis près de deux ans, je fis mes adieux à ces deux vaillans amis qui m’avaient comblé d’attentions, et si je ne les ai plus revus depuis, j’ai gardé au cœur le profond souvenir de nos belles et bonnes soirées du Mont-Cenis.

L. Bouvier.