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le soupire avec charme. M. Bouvet ne soupire pas ; il chante, et d’une fameuse voix. On ne pourrait guère lui reprocher qu’un peu d’excès dans le jeu. Mlle Deschamps a trouvé là un rôle à sa taille. Quel organe éclatant et sûr, qui jamais ne bronche ! L’actrice a du feu, de l’intelligence ; qu’elle prenne garde seulement à certain balancement du corps, dont elle accompagne parfois son chant. Qu’elle soigne aussi sa prononciation, qui pèche peut-être par excès de zèle. Mlle Deschamps prononce trop et arrive parfois à prononcer mal. — Mlle Simonnet est toute charmante. Mais pourquoi M. Talazac et elle gâtent-ils chacun la fin d’une phrase par une note de chanteur et de cantatrice, et non d’artiste ? Pourquoi Rozenn termine-t-elle son lied du second acte, à ces mots : Être voulus par Dieu lui-même, sur une note haute, précisons : sur un la bémol au lieu d’un mi bémol ? Pourquoi Mylio fait-il de même, ou à peu près, à la fin de la chanson nuptiale ? Je m’étonnerais que M. Lalo eût prêté la main, surtout l’oreille, à ces variantes. Il sait, lui, l’importance de certaines notes, de certaines notes nécessaires ; les deux notes en question sont de celles-là ; c’est elles qu’il faut, et non pas d’autres. Les changer dénature complètement les phrases qu’elles terminent.

Souhaitons, avant de finir, que le Roi d’Ys fournisse sur nos scènes une longue carrière. Il serait fâcheux, pour ne pas dire davantage, de voir l’œuvre, au bout de trente ou quarante représentations, émigrer à l’étranger, comme Carmen, et ne nous conquérir définitivement qu’au retour. Soyons aussi prompts à l’aimer que nous fûmes lents à l’admettre. Dans ce succès longtemps différé, dans ces honneurs tardifs, il n’y a déjà que trop de mélancolie, beaucoup de regrets et quelques remords. Nous tous, critiques, directeurs, public, nous faisons parfois mentir la sainte promesse : Frappez et l’on vous ouvrira. Trop de gens frappent sans qu’on leur ouvre. Ah ! ne laissons plus frapper en vain et monter inutilement cet escalier d’autrui, que les artistes d’aujourd’hui, comme le poète d’autrefois, gravissent toujours avec amertume. Au Salon de peinture, dans un bois sombre, auprès d’une tombe, se tient une femme affligée. Ses cheveux ruissellent sur ses épaules ; sa main laisse tomber sur le marbre une guirlande de pâles fleurs. C’est la vierge consolatrice, l’amie fidèle des inconnus et des méconnus. Craignons désormais de contrister la pieuse déesse. On vient de réparer une injustice ; qu’on n’en commette plus de nouvelles. D’autant plus qu’il est des torts irréparables et des fautes sans expiation. A l’auteur du Roi d’Ys, qui n’est plus jeune, le succès d’aujourd’hui rouvre le passé. Mais fait-il que jadis on ne lui ait point fermé l’avenir ?


CAMILLE BELLAIGUE.