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formée, à savoir que, s’il n’y a pas de meilleure société au monde que la bonne société anglaise, sans distinction de caste, il n’y a rien de plus horrible que la mauvaise société du même pays, et qu’entre les deux groupes si tranchés, si hostiles, situés aux antipodes l’un de l’autre, on chercherait en vain ces mille nuances intermédiaires qui ailleurs existent et sont séparées même par des différences si peu saisissables que souvent elles se confondent. La galanterie mondaine, représentée par Mrs Despard, est froide, égoïste, calculatrice, étrangement positive. Lena tient aux bonnes choses de la vie, telles que l’argent, le plaisir, la toilette, l’indépendance, les dîners succulens arrosés de Champagne, la camaraderie libre et familière avec de beaux garçons. Très sensible aux avantages physiques, elle l’est également aux chèques que lui offrent ses amoureux vieux et jeunes, sans plus d’hésitation qu’elle n’apporte de scrupule à les accepter quand ses nombreux créanciers la talonnent. L’ennui, c’est qu’il faut partager avec le capitaine Fortinbras, émule élégant de Monsieur Alphonse. Malgré tout cela, le croiriez-vous ? Lena n’est pas précisément wicked, parce qu’elle a eu soin de divorcer avant d’écrire les lettres compromettantes qui la mettent à la merci de Fortinbras, et parce qu’elle fait ses coups (nous empruntons son langage) pour le bon motif, pour gagner un mari. Voilà les derniers compromis du cant, voilà le degré d’hypocrisie qui mérite un laisser-passer à la peinture du vice ; l’essentiel, c’est que l’adultère ne soit pas commis ; le reste est excusé sans peine dans les régions un peu fast auxquelles sont dédiés les romans de Philips : romans-réclames où se rencontrent les noms de tous les habilleurs de la rue de la Paix, où coule à flots le soda and brandy, où la quantité de foie gras, de sandwiches aux perdreaux et autres victuailles, absorbée entre les repas d’hôtel, donne l’idée de la capacité inouïe d’un estomac de coquette anglaise. Nous l’excusons, étant si prodigieusement agissante, d’avoir bon appétit ; nous comprenons moins qu’elle le souhaite en français d’antichambre à ceux de ses adorateurs qui s’en vont dîner. Elle devrait laisser ce bon appétit, le chasse-café, voire même le pistolet, nom trop technique du petit pain, à sa femme de chambre, si abondante en locutions parisiennes de l’ordre d’une espèce de type, d’un monsieur sérieux, etc.. Évidemment, Lena Despard s’imagine rivaliser d’esprit avec les fringantes petites femmes de Gyp ; mais, pour de bons juges, la ressemblance n’est que caricature. Cependant, tout cela n’est pas ennuyeux, quoique si vulgaire. Il y a de la verve, on ne peut le nier, un large courant d’animal spirits, beaucoup de vie, de mouvement et de naturel ; il y a surtout des silhouettes vraiment comiques d’insulaires en voyage qui ne peuvent être croquées avec ce luxe de détails piquans que par un compatriote cosmopolite. Du