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vénération. Il n’en est pas de même pour la fille du doyen, qui n’a rien de particulièrement attachant, si fâcheux que puisse être son lot en ce monde. Pourquoi n’est-elle pas allée parader à Constantinople avec son vieux mari ? Elle aurait échappé à la fascination de ce dangereux Sabine, qui, membre du club des voyageurs, a vu les montagnes Rocheuses, entendu le tonnerre des chutes du Zambèze, tué l’ours blanc au Spitzberg, parcouru toutes les parties du globe de ce pas allongé, silencieux qu’il a en commun avec les grands animaux de proie, de même que l’aisance de ses mouvemens est celle qui ne s’acquiert qu’à la salle d’armes. Impossible de résister à un pareil déploiement de muscles ; et cependant les deux ou trois heures que lady Carew a passées à bord de son yacht ont été fort innocemment employées, mais la femme de chambre qui la surveille n’en croit rien et télégraphie des accusations odieuses au mari absent. Un procès scandaleux s’ensuit, qui rappelle un peu l’affaire Colin Campbell. Vraiment il faut croire que, si les héroïnes de la fiction anglaise contemporaine n’ont plus rien de commun avec celles d’il y a cinquante ou même vingt-cinq ans, ce n’est pas entièrement la faute des peintres, imitateurs de l’école française, mais un peu aussi celle des modèles, à moins que la vivacité de certains portraits ne suffise à exercer une influence malsaine, ne suggère des exemples tentateurs… Toujours la même question : les mauvaises mœurs produisent-elles de mauvais romans ou les mauvais romans de mauvaises mœurs ? Nous croyons pour notre part que l’action est réciproque, et que les classes dirigeantes, comme on les nomme, sont responsables du mal tout autant que la littérature en vogue.

Heureusement, il reste en Angleterre une majorité qui ne se laisse pas diriger, qui tient aussi haut que jamais le drapeau du self respect, du self control, et qui peut encore fournir des caractères au véritable roman de mœurs. Le grand monde de convention, frivole d’un bout de la terre à l’autre, que nous montrent M. Philips et ses émules, n’est en réalité que le monde dit élégant, l’espèce de ramassis confus, tapageur et plus ou moins doré qui, pour les parvenus et dans la chronique des petits journaux, représente le high life aux yeux du snobbisme cosmopolite.

Mais revenons au procès Carew contre Carew avec l’athlétique Sabine comme co-respondent en cette affaire de criminal conversation. La justice anglaise l’expédie sommairement, et le divorce est prononcé contre lady Carew. Elle a du moins la satisfaction d’entendre traiter son père comme il le mérite par un éloquent avocat. Décidément le doyen, en expliquant la Bible à sa fille, a trop négligé de lui faire remarquer l’impérieuse nécessité du manteau jeté par les fils de Noé sur l’ivrognerie de leur père. Encore Cham se borna-t-il à rire, son émule féminin dénonce, commente et insiste si bien