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et surexcité l’orgueil national. Selon Fichte, l’Allemagne était la nation élue, le peuple par excellence ; à lui il était réservé de réussir où d’autres avaient échoué, de concilier les exigences de la société moderne avec le christianisme, et de réaliser la forme parfaite de l’état. Et voilà qu’après tant de souffrances et de sacrifices, après des victoires si chèrement achetées, la nation retombait à son premier état de division et de morcellement, spoliée, par cet état même, des fruits de son triomphe ! Car si toutes les forces de l’Allemagne eussent été unies pour réclamer, pour exiger au besoin, le prix de ses victoires, nul doute qu’elle ne l’eût obtenu. Mais l’Autriche suivait une politique qui n’était pas exclusivement allemande ; la Bavière, le Wurtemberg, la Saxe, avaient assez à faire de se conserver, ou de s’agrandir, ou d’empêcher au moins leurs voisins de s’arrondir. Qui donc défendait les intérêts proprement allemands ? Personne, depuis que Stein, le grand patriote, se tenait, ou plutôt était tenu à l’écart. M. de Treitschke essaie de justifier la Prusse. Elle fit en effet, jusqu’au dernier moment, des efforts désespérés pour que l’Alsace et la Lorraine fussent enlevées à la France ; mais tout le reste de sa politique permet de penser qu’en cela même elle poursuivait plutôt l’intérêt prussien que l’intérêt allemand.

Quoi qu’il en soit, les traités de Paris laissèrent à l’Allemagne victorieuse un sentiment aussi amer qu’à la France vaincue et rendue à merci. Plus d’un les comparait à ces traités d’Utrecht et de Rastadt, qui, un siècle auparavant, avaient mis fin à la guerre de succession d’Espagne, et dont Leibniz et le prince Eugène disaient que l’Allemagne y avait été la dupe de ses alliés et la victime de sa mauvaise constitution. L’amour-propre national souffrait ainsi de deux blessures qui s’envenimaient l’une l’autre. Si, au sortir de la guerre, l’Allemagne avait vu son territoire s’agrandir d’une ou de plusieurs provinces, ce signe éclatant de ses victoires, la joie de sa puissance reconnue et de son prestige établi devant l’Europe, l’aurait aidée, au moins pour un temps, à accepter une constitution dont elle n’était pas satisfaite. Mais, au contraire, elle n’obtenait du côté du Rhin que des avantages insignifians. L’Alsace et la Lorraine restaient à la France ; à l’est, la Russie pesait sur la frontière allemande d’un poids bien autrement redoutable qu’en 1793. Ou si l’Allemagne, heureuse de sa constitution nouvelle, avait vu se concentrer sous une direction énergique toutes les forces de la nation, elle se serait consolée plus aisément de l’occasion perdue, en se sentant prête à saisir la première qui s’offrirait désormais. Mais point : au dedans comme au dehors, elle n’apercevait que motifs de dépit et de regret.

Ainsi s’explique le désir ardent de voir enfin l’unité réalisée. Comme ce désir se nourrissait de colère sourde et de ressentiment,