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sujet de travail, parce qu’il le jugeait le mieux accommodé aux besoins du temps présent, et qu’il aurait aussi bien entrepris l’histoire religieuse ou politique d’Allemagne, s’il en eût jugé le besoin plus pressant. » L’ouvrage ressemble à un immense argument, entraînant à une conclusion unique une masse énorme de faits : qu’y a-t-il de plus docile et de plus maniable que les faits, après les chiffres ? Voici donc ce que proclame toute l’histoire de la littérature allemande : « Allemands ! le temps de la littérature est passé, le moment de l’action est venu. Votre mission littéraire est accomplie ; votre rôle politique n’est pas moins beau, et il est encore à jouer. Depuis qu’elle a atteint son apogée, notre belle littérature reste immobile… Si la vie de l’Allemagne ne doit pas s’arrêter dans son développement, il faut que les talens aujourd’hui sans emploi se portent vers le monde réel, c’est-à-dire vers les questions politiques. C’est là qu’il faut infuser un esprit nouveau dans une matière nouvelle. Moi-même, dans la mesure de mes faibles forces, je suis cette indication des temps. » La lutte de l’art est terminée, et, selon Gervinus, les Allemands y ont triomphé : leur littérature domine par toute l’Europe. A d’autres combats maintenant, à la solution des grands problèmes politiques ! « Ou bien serait-il possible, s’écrie Gervinus, que cette nation ait produit ce qu’il y a de plus beau dans l’art, dans la religion, dans la science, et qu’elle ne pût rien produire du tout quand il s’agit de l’état ? »

Ainsi l’histoire de la littérature allemande est un prétexte. L’objet véritable de Gervinus était d’éveiller chez ses compatriotes le goût de l’action et le sens politique, de chatouiller et de piquer à la fois leur amour-propre par la comparaison avec les nations voisines. C’était toucher un point sensible. L’Allemagne entière tressaillit à cet appel passionné. « L’Allemagne, a dit ici même M. Julian Klaczko, a puisé dans Gervinus les sentimens qui l’animent aujourd’hui ; une idée fixe de la grandeur et de l’unité futures de l’Allemagne, un patriotisme ardent et farouche, la résolution presque fiévreuse de devenir pratique à tout prix, même au prix de la justice, une haine déraisonnable de l’étranger, de la France surtout, et une foi aveugle dans ses propres forces et destinées. » M. Klaczko n’entend pas dire, sans doute, que ces sentimens n’existaient point avant le livre de Gervinus, mais ils sommeillaient à l’état de tendances secrètes et de désirs inavoués. Gervinus, en les exprimant avec passion, en décupla l’intensité et le rayonnement.

Lui-même est peu fait pour l’action. Il se connaît mal et flotte continuellement entre ses habitudes de savant et son désir de devenir un homme politique. « Je ne lève plus les yeux, écrit-il à