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sujet avait été traité par d’autres artistes distingués, notamment par MM. Carlier et Gustave Michel. Je ne sais qui, dans les ateliers de la rive gauche, avait eu l’idée de tirer de ses souvenirs d’enfance cette fable du bon Florian ; mais ce contraste saisissant et cette alliance touchante entre la vigueur d’un corps que sa tête ne conduit pas et la vivacité d’une tête qui ne commande plus à son corps avaient fortement excité l’imagination de plusieurs jeunes gens. Ce concours spontané donna d’excellens résultats. Les sujets de ce genre, où le contraste des expressions morales peut s’exprimer par le contraste même des forces physiques, ne sont pas, en effet, de ceux qu’on rencontre tous les jours. M. Turcan en a tiré un excellent parti. Il n’était point aisé d’exprimer plastiquement toute cette complication d’actions physiques et de sentimens moraux :


Hélas ! dit le perclus, vous ignorez, mon frère,
Que je ne puis faire un seul pas :
Vous-même vous n’y voyez pas ;
A quoi nous servirait d’unir notre misère ?
— A quoi ? répond l’aveugle, écoutez : à nous deux,
Nous possédons le bien à l’homme nécessaire :
J’ai des jambes et vous des yeux.
Moi, je vais vous porter ; vous, vous serez mon guide ;
Vos yeux dirigeront mes pas mal assurés ;
Mes jambes, à leur tour, iront où vous voudrez.
Ainsi, sans que jamais notre amitié décide
Qui de nous deux remplit le plus utile emploi,
Je marcherai pour vous, vous y verrez pour moi.


Le sculpteur, cependant, est parvenu à tout dire, et à tout dire dans sa langue, cette langue nette et simple des formes qui doit se faire entendre sans commentaires. Si nous avons rappelé l’apologue populaire d’où est sortie l’inspiration, c’est pour faire comprendre les difficultés en présence desquelles s’est placé volontairement l’artiste et pour faire saisir le mérite qu’il a eu d’en triompher. En réalité, M. Turcan a obtenu un résultat si complet, il a si bien fait passer le sujet du domaine littéraire dans le domaine sculptural, que son groupe parle de lui-même aux yeux les moins avertis et aux esprits les moins cultivés. L’aveugle, un grand corps solide et musculeux à la Michel-Ange, mais d’une solidité embarrassée d’elle-même et d’une musculature qui s’ignore, a déjà chargé sur ses épaules le paralytique, dont il tient fermement les deux jambes raides et sèches sous son bras droit. L’impotent inquiet du bras droit se cramponne tant qu’il peut au cou de son conducteur, tandis qu’allongeant son autre bras le long du bras tendu