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le grec ; c’est même le moment précis où cet Alde Manuce, que nous avons vu à l’œuvre, provoque et dirige à la fois un mouvement vers l’hellénisme, unique dans les lettres italiennes. L’humanisme entre dans sa période de maturité, sans perdre encore de son enthousiasme ; il devient moins superficiel et plus réfléchi, moins oratoire et plus savant ; on cherche, dans l’antiquité, l’antiquité elle-même et point seulement des anecdotes héroïques et des modèles de discours. Cette transformation est faite pour plaire à l’esprit d’Érasme ; il y participe par ses propres travaux, et rend partout hommage à la généreuse nation qui se fait l’institutrice de l’Europe.

Il y a sans doute des ridicules et des travers ; mais on exagère trop aisément la place qu’ils tiennent en Italie. Érasme les connaît mieux que personne, ces Cicéroniens dont il se moquera plus tard avec tant de verve ; ils font une sotte besogne en cherchant, par exemple, à exprimer les mystères de la Rédemption ou de l’Eucharistie avec des phrases du De finibus ; ils s’érigent à tort en censeurs de la langue latine ; comme ils ne veulent reconnaître de talent qu’à leurs compatriotes, l’insolence de leur plume leur fait des ennemis dans tous les pays transalpins, déjà pénétrés par la renaissance, et où ils persistent à ne voir que des barbares. Mais, dans la pratique de la vie, ces théoriciens intransigeans sont les hommes les plus aimables, les plus fins causeurs, les lettrés les plus instruits. Y a-t-il un caractère plus charmant que celui de Bembo, un esprit plus ouvert sur toutes choses, un cœur plus accessible à l’admiration ? C’est ce public si calomnié qui a fait le succès des Adages, œuvre d’un barbare cependant ; Érasme ne l’oubliera pas ; et même lorsqu’il raillera les petits préjugés des Cicéroniens, peut-être inséparables de toute coterie littéraire, il ne pourra s’empêcher de reconnaître en eux les héritiers directs des grands humanistes du XVe siècle, de ceux qu’il vénère lui-même comme ses véritables ancêtres.

Au reste, que prouvent ces excès de l’esprit, sinon que le milieu où ils se produisent est extrêmement cultivé ? Érasme a pu constater que la vie intellectuelle en Italie n’est pas réservée à une classe d’hommes, aux professeurs et aux érudits. La culture classique fait partie de toute éducation distinguée : les princes, les femmes elles-mêmes la recherchent et la possèdent. « Il y a en Italie, dit notre voyageur, beaucoup de dames de haute noblesse assez instruites pour tenir tête à n’importe quel savant. » Évidemment, il a entendu parler de la cour d’Urbin, où vit Bembo, et de la cour de Ferrare, dont il a connu les familiers. Plus d’une fois encore, dans la boutique d’Alde Manuce, on lui a raconté les études d’une illustre cliente, la marquise de Mantoue, cette Isabelle d’Este qui sait le grec et veut élever, dans sa capitale, une statue à Virgile. Ce sont là des