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DEUX GOUVERNEURS DE L’ALSACE-LORRAINE

sité de Strasbourg qui envoient des correspondances anonymes à Berlin et à Cologne demandaient que le Reichsland fût incorporé à la Prusse, que toute personne suspecte de sympathies françaises fût chassée du pays, que le Landesausschuss fût supprimé. On n’a pas fait tout ce qu’ils désiraient ; mais on a renchéri sur la politique compressive et tracassière d’autrefois. Les dénonciations encouragées, récompensées, la police ayant l’œil et la main partout, des mesures puériles et des brutalités, la proscription des étiquettes et des enseignes de boutiques françaises, les chemins de fer n’acceptant plus les colis qui portent une marque française, un père de famille condamné pour avoir envoyé son fils apprendre le français dans une école de Saint-Dié, le chocolat Ménier mis à l’index, l’ordre de débaptiser le pain d’épice et de ne l’appeler jamais que Pfefferkuchen, les chants séditieux punis de 4 000 francs d’amende et de deux ans de prison, des difficultés croissantes pour les permis de séjour, des expulsions, des bannissemens ; que n’inventent pas des bureaux en colère ? Enfin est venue la loi des passeports, et désormais l’Alsace-Lorraine a une frontière fermée, qui ne s’entre-bâille que pour laisser passer des gens absolument sûrs. Cette loi, dont les finances du Reichsland risquent de se ressentir, sera-t-elle rapportée ? L’Allemagne ne persuadera jamais au monde que pour tenir un pays où il n’y a jamais eu en dix-sept ans le moindre désordre, elle est obligée d’ajouter à la dictature les rigueurs d’un emprisonnement cellulaire.

Pendant que les bureaux célèbrent leur victoire, que fait le Statthalter ? Il laisse faire. Soit qu’il n’ait pas à Berlin l’autorité suffisante, ou qu’il soit désireux de ne pas compromettre son repos, il semble avoir résolu de ne se mêler de rien, de n’intervenir en rien. Il laisse ses fonctionnaires libres de suivre leurs propres inspirations ou celles qu’ils reçoivent de la capitale de l’empire ; il ne leur adressa aucune question indiscrète, il s’applique à ne point s’ingérer dans leurs affaires. Il n’a point de conseil intime, et on ne cite de lui aucun propos de table ; il ne donne guère à dîner, il représente peu, fait peu de bruit, il s’efface. On l’a autorisé à faire sonner les cloches sur son passage ; mais il n’abuse pas de cette autorisation. On raconte qu’il est entré un jour, le chapeau sur la tête, dans une salle où siégeait un conseil municipal ; il a dû lui en coûter, car il a d’ordinaire la politesse exacte d’un homme très bien né.

Ajoutons qu’il a l’esprit trop cultivé, qu’il est trop intelligent, trop raisonnable pour approuver des mesures ridicules ou brutales, qu’il n’ose condamner tout haut. S’il cédait à son penchant naturel, il intercéderait quelquefois, il se souviendrait peut-être qu’il avait fait au Reichsland l’honneur de l’adopter pour sa patrie. Il dirait comme Ponce-Pilate : « Je ne vois rien de criminel dans cet accusé. » Mais