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tragédie de Corneille, une comédie de Molière, un roman de Le Sage, par exemple, et certains états de civilisation ou de société ? La réponse de M. Hennequin à la question ainsi posée est extrêmement simple, et c’est peut-être pour cela qu’elle était difficile à trouver. Avant donc d’avoir aucun rapport avec l’état lui-même de la politique ou des mœurs, avant d’en avoir avec une Ordonnance de Colbert ou les charmilles de Versailles, une tragédie de Racine en a d’abord avec les spectateurs pour lesquels elle fut faite, et, depuis, avec les lecteurs, qui non-seulement à la cour, mais à la ville, non-seulement au XVIIe siècle, mais au XVIIIe mais au XIXe, non-seulement en France, mais en Angleterre, ou en Allemagne, ou en Italie, l’ont admirée et aimée. En d’autres termes, pour être perçue d’abord, puis comprise, et sentie ou goûtée, il faut que l’œuvre ait éveillé chez ceux qui se placent naïvement en face d’elle des émotions analogues à celles que son auteur, peintre ou poète, éprouvait lui-même quand il écrivait, comme Racine, son Andromaque, ou qu’il peignait, comme Raphaël, sa Vierge de Saint-Sixte. Ou encore, de même qu’il existe et qu’il a de tout temps existé des écrivains a naturalistes » qui se proposaient pour objet l’imitation de la nature et de la vie, — sauf d’ailleurs à manquer leur but, — et des peintres « idéalistes » qui se servaient des formes de la nature pour les dissocier d’abord et les recombiner ensuite selon leur rêve de beauté, tout de même il y a des amateurs « idéalistes » et des lecteurs « naturalistes, » établis ou institués de tout temps, si je puis ainsi dire, pour apprécier des œuvres qui sont celles qu’eux-mêmes, si la volonté quelquefois, et plus généralement la force plastique, ne leur eût fait défaut, auraient pu tirer de leur propre fonds. Il se fait ainsi un groupement des goûts ou des sympathies autour des œuvres d’art, une distribution des intelligences à travers l’espace, un classement et une hiérarchie des « espèces » morales et psychologiques. C’est ce que M. Hennequin exprime quelque part en disant « qu’il y a des faits psychologiques généraux à la base du romantisme, du réalisme, de la peinture coloriste, de la musique polyphonique ; » et la formule est assez heureuse. Elle veut dire que l’homme est substantiellement identique à lui-même ; que les caractères de l’espèce, en tout temps, sont comme répartis entre les individus, mais qu’en tout temps ils composent ensemble un total égal ; qu’il y aura toujours des yeux pour préférer le Titien à Raphaël, l’architecture gothique à celle de la renaissance, ou inversement, comme aussi toujours des esprits pour aimer mieux la manière de George Sand que celle de Balzac, ou la poésie d’Hugo que celle de Musset, et réciproquement. Et le développement de cette formule, les applications qu’il en a faites, les conséquences qu’il en a brièvement indiquées, c’est, je le répète, ce qu’il y a dans son livre de plus original et de plus neuf.