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avec eux sont des blasphémateurs. Mais ceux qui passent outre et qui prêchent la charité sont tenus pour des pauvres d’esprit, que leur bon cœur mène à la sottise. Si la Société théosophique parvient à réfuter la prétendue loi de la lutte pour l’existence et à l’extirper des esprits, elle aura fait en nos jours un miracle supérieur à ceux de Çâkyamouni et de Jésus.

La société aura des alliés, si elle sait prendre position dans le monde civilisé de notre temps. Puisqu’elle aura contre elle tous les cultes positifs, sauf peut-être quelques prêtres dissidens ou hardis, il ne lui reste qu’à se mettre d’accord avec les savans. Si son dogme de la charité est un complément qu’elle apporte à la science, il faudra bien qu’elle l’établisse sur des données scientifiques, sous peine de rester dans la région du sentiment. La formule si répétée du combat pour la vie est vraie, mais non universelle ; elle est vraie pour les plantes ; elle l’est de moins en moins pour les animaux à mesure qu’on monte les degrés de l’échelle, car on y voit alors apparaître et grandir la loi du sacrifice ; dans l’homme, ces deux lois se compensent, et la loi du sacrifice, qui est celle de la charité, tend à prendre le dessus, grâce à l’empire de la raison. C’est la raison qui, dans nos sociétés, est l’origine du droit, de la justice et de la charité ; c’est par elle que nous échappons à la fatalité de la lutte pour l’existence, à la servitude morale, à l’égoïsme et à la barbarie, en un mot à ce que Çâkyamouni appelait poétiquement la puissance et l’armée de Mâra.

Si la Société théosophique entre dans cet ordre d’idées et sait en faire son point d’appui, elle sortira des limbes et trouvera sa place dans le monde moderne ; elle n’en restera pas moins fidèle à son origine indienne et à ses principes. Les alliances pourront lui venir ; car si l’on est las des cultes symboliques, inintelligibles pour leurs propres docteurs, les gens de cœur (et ils sont nombreux) sont las aussi et effrayés de l’égoïsme et de la corruption, qui tendent à engloutir notre civilisation et à la remplacer par une barbarie savante. Le bouddhisme pur a toute la largeur qu’on peut exiger d’une doctrine à la fois religieuse et scientifique. Sa tolérance est cause qu’il ne peut faire ombrage à personne. Au fond, il n’est que la proclamation de la suprématie de la raison et de son, empire sur les instincts animaux, dont elle est le régulateur et le frein. Enfin il s’est résumé lui-même en deux mots qui énoncent excellemment la loi humaine : science et vertu.


ÉM. BURNOUF.