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leur raconte ce qu’ils font et quels ils sont, Boccace a peint bien complètement son siècle, avide de fortune et d’aventures. Il regrette souvent les mœurs des ancêtres et leur « honnête simplicité, » corrompue par l’avarice des nouveaux âges. Mais cette avarice même est le principal ressort de tous ses récits. Elle jette les Italiens sur les côtes barbaresques ; elle remplit Alexandrie de Génois, de Toscans et de Siciliens ; elle leur ôte toute horreur pour les infidèles : Boccace n’a point d’animosité contre les Juifs ; il ne parle des Sarrazins qu’avec envie et admiration, et les regarde comme de parfaits gentilshommes. Leur civilisation éblouit les yeux ; leurs histoires prestigieuses enrichissent les imaginations. Leurs étoffes, leurs armes, leurs faïences, leurs ciselures arrivent dans les ports et se répandent partout : l’Italie s’emplit des « élégances d’Egypte, — morbidezze d’Egitto. » D’autre part, il vient de France je ne sais quel vent de chevalerie et de haute galanterie.

Lancé à travers le monde à la poursuite du savoir et de la fortune, l’Italien ne demande rien qu’aux ressources naturelles de son esprit délié. Dans le Décaméron, comme dans ses œuvres plus sérieuses, ce que Boccace se plaît le plus à montrer, ce sont les contrastes soudains de bonne et de mauvaise fortune, les élévations imprévues, les chutes soudaines, le brusque passage de la richesse à la pauvreté, de la gloire à l’infamie, de la misère à la toute-puissance. Dans ces dramatiques ou comiques alternances du sort, quelles sont les qualités qu’il nous fait surtout apprécier ? C’est une prestesse de décision, une promptitude de jugement, qui fournissent au moment du besoin l’acte à faire, le mot à dire. Le Décaméron donne le beau rôle rarement au meilleur, toujours au plus fin. Plus de la moitié du livre est remplie par les bons tours et les bons mots. Savoir en toute occasion se tirer d’affaire paraît un idéal social. Les mensonges spirituels ne sont pas l’objet d’une vive réprobation. Comment faire, en effet, sans mentir, pour commercer par le monde et sortir net de toutes les aventures ? « Petit, mais joli homme et plus propre qu’une mouche, le bonnet sur la tête, avec la chevelure blonde et bien peignée ; » tel je vois le marchand florentin, alerte, dispos et toujours prêt à tout. Ouvrez bien l’œil, si vous avez affaire à lui :


Chi ha a far con Tosco,
Non vuole easer losco !


Il reste tout pareil dans la vie civile, actif et avisé, agissant par calcul et parlant par bons mots, agité en somme et trop spirituel pour être raisonnable.