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qu’il valait bien mieux être Dante ou Pétrarque que d’être lui-même. S’il n’écrivit point pour démoraliser, en vérité son livre démoralisa. C’est le châtiment des auteurs licencieux que les licencieux surtout les lisent. Bien peu de gens, je parle au moins des Français, cherchent dans le Décaméron les beautés de langue et d’imagination, les inestimables enseignemens qui y sont. Ainsi arrive-t-il à Rabelais, à Apulée, à d’autres encore.

Boccace, d’ailleurs, ne se fit pas grande illusion, et la vivacité même de sa défense prouve qu’il ne se sentait pas tout à fait innocent. Un peu plus tard, à tête reposée, il fut très sincère et recommanda bien à son ami Mainardo de’ Cavalcanti d’interdire à sa femme la lecture du Décaméron. Avec la violence habituelle de son expression, il s’accable alors lui-même d’injures. Aux yeux, dit-il, de ceux qui ne savent pas dans quelles circonstances le Décaméron fut écrit, je dois passer pour « un immonde entremetteur, un vieillard impudique, un narrateur d’infamies. » Il y mettait quelque exagération, mais il avait raison au fond, et même pour les honnêtes femmes de notre temps, qui en ont vu bien d’autres, je ne pense pas que le Décaméron soit une lecture désirable.

Les livres avaient alors peu de publicité. Les copies étaient rares et chères ; on se les passait de main en main. Un livre n’allait guère que droit à son adresse. Nous en avons, pour ce qui regarde le Décaméron, une preuve bien sensible. Pétrarque, lié avec Boccace de la plus étroite amitié, fut plus de vingt ans sans connaître le Décaméron. Boccace s’était gardé de lui communiquer ce livre compromettant ; le livre était resté aux mains des gens pour qui il avait été fait.

Enfin la partie grasse du Décaméron était pour faire rire, et cela lui mérite quelque indulgence. Le moyen âge fut bien plus gai qu’on ne pense. Un gros rire traverse ces siècles agités. Le rire s’attaque aux choses les plus respectables, car il naît toujours d’une inconvenance. Cependant, il est « le propre de l’homme, » et de plus le propre du Français. C’est ici une matière où nous ne devons pas nous montrer trop collets montés. Le rire de Boccace sort tout droit de nos fabliaux. Le sel attique ne vous fait que sourire : le sel gaulois fait éclater. On peut ne pas aimer la plaisanterie française, la gaudriole, pour la nommer d’un mot : elle choque, avec raison peut-être, des esprits délicats. Je ne leur donne pas tout à fait tort. Mais devant les gaudrioles du moyen âge, nous n’avons pas le droit d’être trop scandalisés ; nous découvrirons, par un sincère retour sur nous-mêmes, que notre goût n’a pas tant changé depuis les siècles. Nous aimons toujours les propos gras et les histoires polissonnes, sans penser que cela tire à conséquence.