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de main de maître, avec cette violence mordante qui lui est naturelle. Ce sont d’abord les oisifs, qui, en tout temps, ont trouvé mauvais qu’il y eût des laborieux : « Le pauvre homme, disent-ils, que de temps il a perdu, que de papier il a noirci ! N’aurait-il pas mieux fait de boire, de dormir et de devenir amoureux ? » Puis ce sont les soi-disant sages, qui, pour avoir vu le dos de quelques livres de philosophie, se pensent philosophes, et traitent toutes les belles inventions des poètes de fadaises et de fables bonnes à amuser les enfans. Bien près de ceux-là viennent les savans adonnés à des sciences inférieures : les jurisconsultes qui cachent sous leurs toges et leurs bonnets fourrés l’avarice et l’ignorance, les médecins, que Pétrarque a instruit Boccace à mépriser ; ceux-là ont beau jeu, dit-il, à relever les erreurs des autres : « Leurs erreurs à eux sont cachées dans la terre ! »

Boccace prend plus à cœur l’opposition qu’il rencontre chez quelques moines et gens d’église. Ceux-ci avaient plus d’un grief contre lui, et je ne pense pas que son amour de la poésie fût le principal. Un certain nombre de moines assurément voyaient d’un mauvais œil la floraison nouvelle des études classiques. C’était une vieille querelle, née sur les débris du monde antique au lendemain de la victoire de l’église. On en trouve la trace chez les pères latins et grecs, tels que Basile et Jérôme. Au XIVe siècle, une sorte de positivisme athée prenait en Italie des proportions alarmantes. « Les épicuriens sont innombrables, » dit Benvenuto d’Imola, et il ajoute, avec quelque exagération sans doute : « On les compte, non par centaines de mille, mais par milliers de mille. » On rencontrait ces athées parmi les poètes et les savans, tels que ce Guido Cavalcanti, qui osait dire : « La mort des hommes est toute semblable à celle des bêtes. » Ces blasphémateurs se réclamaient de noms antiques, ou que le vulgaire croyait tels, Épicure, Aristote, Averroès. La passion politique venait brouiller encore davantage les idées. L’averroïsme était fréquent surtout parmi les gibelins, ennemis du pape et souvent ennemis de Dieu. Il avait pour patron ce prince à moitié sarrazin, rebelle et excommunié, ami des sciences arabes et des mystères orientaux, Frédéric II, dont le peuple se rappelait, comme par légende, les étranges et fantastiques orgies. Les études classiques, l’impiété et le gibelinisme ne faisaient qu’un pour bien des esprits. On sait combien de gibelins Dante a placés dans les enfers, tout gibelin qu’il fût lui-même. Sur de telles prémisses, des juges ignorans ne pouvaient-ils condamner l’érudition et la poésie tout entières ?

L’église pourtant ne tomba jamais dans ces préjugés. Les papes français semblent n’avoir rien eu plus à cœur que de s’entourer