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âge n’a connu Homère que par des résumés et de fâcheux arrangemens. En 1353, un manuscrit en avait été donné à Pétrarque par Nicolas Sigeros, ambassadeur de Jean Cantacuzène auprès du pape. Comme un rare trésor, Pétrarque le conservait dans sa bibliothèque, mais le livre restait lettre close pour lui comme pour Boccace. Personne ne pouvait leur servir d’interprète, jusqu’au jour où Pétrarque, par l’entremise d’un ami padouan, eût mis la main sur un étrange personnage, Grec de langue, sinon de nation, le Calabrais Léonce Pilate. Pétrarque le fit connaître à Boccace, qui l’arrêta, tandis que de Venise il se rendait à Avignon pour chercher fortune, et le persuada, non sans peine, de venir à Florence et d’y donner des leçons à l’université.

Boccace et Pétrarque offrirent une preuve singulière de leur dévoûment aux lettres grecques, en supportant pendant des années ce désagréable personnage, le logeant chez eux, l’hébergeant, le payant même. D’où venait-il et quel était-il ? Les deux amis l’ignoraient. Ils le savaient Calabrais, bien qu’il se donnât par vanité pour Grec et citoyen de Thessalonique. C’était là, paraît-il, une prétention commune à la plupart des Calabrais. Léonce paraît avoir été de cette race de Grecs, coureurs d’aventures, drogmans, valets, hommes de tous métiers, dont la Méditerranée est encore sillonnée. Était-il savant, au moins ? Boccace le croyait : il lui entendait citer des auteurs inconnus, Lycophron, les Commentaires de Didyme, la Vie d’Homère par Callimaque. Son assurance était surtout merveilleuse pour trancher de tout et ne sembler rien ignorer. Il s’imposait par là à ses hôtes, malgré son mauvais caractère. Sombre, hargneux, mal poli, difficultueux, « il a dû, dans sa jeunesse, dit Pétrarque, être portier du labyrinthe de Crète. » Il était parfaitement laid, la barbe longue et sale, les cheveux noirs, hérissés en broussailles, la face renfrognée. Mais il possédait la clé du paradis fermé aux deux ardens lettrés ! Dans les mauvais momens, il leur arrivait de l’envoyer au diable, et Pétrarque va jusqu’à le traiter de « grosse bête. » Puis ils oublient tout et ne voient plus dans ce grossier et malpropre personnage que le guide qui les conduit vers Homère et Platon. Boccace le reçut chez lui à Florence, et le décida à commencer cette traduction d’Homère pour laquelle Pétrarque prêta le manuscrit, qu’il tenait de Sigeros.

Il faut entendre en quel élan d’enthousiasme Boccace proclama la conquête acquise à tant de frais et de peine : « C’est moi, dit-il, qui, le premier, ai rappelé en Toscane les livres d’Homère, exilés depuis tant de siècles. C’est moi, premier entre les Latins, qui ai entendu lire l’Iliade par Léonce Pilate. C’est moi encore qui ai obtenu qu’ils fussent lus en public. Je n’ai pas tout compris