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n’avait pas besoin, pour l’acquisition de ce don, d’une faveur divine particulière. Les instructions que son père lui donna en mourant étaient bien l’idéal de ce que Iahvé fut censé lui avoir révélé. Ici encore, nous croyons qu’une distinction est nécessaire entre le caractère réel de Salomon et la façon dont l’historien l’interprète. Réduites en maximes générales, et commentées par la façon dont Salomon les exécute, ces instructions de David sont le code de l’absolutisme théocratique le plus épouvantable. La manière dont les meurtres d’Adoniah, de Joab, de Séméï sont expliqués, suppose que ce qui réussit est le bien. La cause que Iahvé aime est la cause juste ; il la fait juste en l’aimant. Le droit abstrait n’existe pas ; il n’y a pas de victimes dans le monde ; celui qui est tué a tué. Séméï, qui s’est trompé de parti, et qui a eu des torts envers l’élu de Iahvé, est un coupable. Le hattâ, « le pécheur, » est le disgracié, celui à qui les événemens donnent tort, « celui qui sent mauvais aux narines de Iahvé. »

Tout cela était la conséquence de ce principe que le crime est nécessairement puni en ce monde. Quand on professe une telle croyance, on doit supposer que l’on sert Dieu en menant le criminel à sa perte. Toute sévérité royale est, de la sorte, l’exécution d’une volonté divine et mérite une récompense de Dieu. Le gouvernement qui frappe est un agent de Iahvé. S’il ne frappe pas, il manque à son devoir. En punissant, il se soustrait lui-même au châtiment. Joab a commis des crimes ; David en a bénéficié, et, pour cette raison, n’a pas dû le tuer. Mais le fils de David doit tuer Joab, pour que la race de David soit sauve à tout jamais. Le roi est justicier de Dieu. La direction qu’il donne au glaive est l’expression même de la volonté de Iahvé. À une époque plus ancienne, Iahvé tuait directement par lui-même. Maintenant il tue-par le roi… On voit que les plus sombres cauchemars de la politique ont troublé le cerveau humain longtemps avant Philippe II.

Nous avons peine à croire que Salomon, dont le défaut ne paraît pas avoir été le fanatisme, ait eu de pareilles pensées, empreintes d’un iahvéisme sombre. On les lui prêta, parce qu’elles étaient les idées dominantes du temps. La justice dans le monde était l’abîme où se perdait la conscience israélite. N’ayant pas la ressource, comme le christianisme, de « renvoyer le coupable à son juge naturel, » le penseur israélite était réduit à interpréter à sa guise l’arrêt souvent obscur de Iahvé. Disons-le à l’honneur du peuple hébreu, il n’a jamais été jusqu’à l’absurdité de l’ordalie ; l’urim et tummim, qui a couvert tant d’impostures, ne paraît pas avoir fait mourir un innocent. La hokma de Salomon a pu souvent impliquer beaucoup d’arbitraire ; il ne semble pas qu’elle ait jamais rien livré au pur hasard.