Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 88.djvu/601

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mais ces cours de justice se prononçaient sur la question abstraite, en dehors de faits précis, avant qu’aucune affaire litigieuse ait été régulièrement soumise à leur juridiction. De là, des luttes violentes avec le roi et les états qui ne supportaient pas de se laisser régenter par les tribunaux. Tout gouvernement devenait impossible. Ce côté défectueux d’une institution utile en soi la fit supprimer.

Les parlemens de France, s’étant laissé entraîner au-delà des sages limites qu’ils n’auraient pas dû franchir, se mettaient en opposition directe avec le pouvoir royal, par le refus d’enregistrer les lois, même fiscales. C’étaient des combats de doctrine, des conflits dans une impasse entre le pouvoir judiciaire et l’autorité monarchique. Il fallait que le parlement cédât au bon plaisir de la couronne et de ses ministres, souvent avec tout l’appareil des lits de justice, ou que le roi subit une humiliation personnelle. Les deux cas entraînaient des antagonismes et des revanches, dont les intérêts du pays avaient fort à souffrir. Si le triomphe de la monarchie faisait parfois le silence dans le parlement, la victoire des parlementaires coïncidait trop souvent avec le désordre intérieur, les difficultés ou les infortunes nationales.

Certes, nos parlemens étaient de taille à jouer un noble rôle. Ils ont mérité à bien des titres l’éloge de Machiavel, qui les tenait pour « l’une des institutions les plus sages, dont l’objet est de veiller à la sûreté du gouvernement et à la liberté des citoyens. » La révolution ne sut pas tirer parti de cette tentative judicieuse de l’ancien régime, ni lui donner sa forme pratique et usuelle comme en Amérique. Elle effaça jusqu’aux derniers vestiges de l’intervention libérale de la magistrature, à laquelle il n’a manqué, pour réussir, que de se limiter et de s’exercer sur son véritable terrain[1].

Aux États-Unis, lors même que les lois sont infirmées comme inconstitutionnelles par les tribunaux, la lutte n’éclate pas ouvertement entre deux pouvoirs mis en présence. Il n’y a ni vainqueur ni vaincu. Les cours de justice ne s’érigent nullement en cours de révision et de cassation des lois du congrès. Leurs sentences, intervenant dans des affaires pendantes, n’ont pas la forme brutale de vetos judiciaires directs, opposés aux volontés des chambres représentatives. Jamais l’autorité du législateur ne se trouve théoriquement mise en cause ; ses actes ne sont pas critiqués en eux-mêmes. Le juge décide simplement dans l’espèce qu’il y a

  1. Par un excès inverse, on a créé en France la justice administrative, dont l’expression la plus haute eut le Conseil d’état, qui a rendu d’ailleurs et pourra rendre encore de grands services, notamment pour la préparation des lois. Mais, dans la crainte de voir les tribunaux empiéter sur la domaine administratif, on a permis à l’administration d’empiéter sur le domaine judiciaire.