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dégagé d’un pesant souci. En méconnaissant quelque peu l’étiquette, qui me commandait d’attendre une question nettement formulée pour y répondre, je l’avais soulagé. Dominé par ses ressentimens contre la France, qui avait dépossédé son grand-père, il s’était, dans ses jeunes années, obstinément refusé à apprendre notre langue. Aussi la présentation d’un diplomate français était-elle pour lui une affaire d’état. Les audiences se faisaient attendre, il lui fallait du temps pour s’y préparer, pour faire pénétrer dans sa tête peu ouverte, à coups de dictionnaire, quelques phrases de circonstance, encore ne se les rappelait-il pas toujours dans le moment opportun.

Cicéron et après lui Charles Quint disaient : Qui possède deux langues possède deux âmes ; la femme morganatique de l’électeur de Hesse, mme la comtesse de Schauenbourg, ne possédait qu’une âme, et cette âme, quelque peu négligée, ne s’inspirait ni des poètes ni des moralistes allemands. Mariée à un capitaine complaisant, qui tenait garnison à Bonn, où les jeunes princes de la confédération venaient compléter leurs études, elle fut séduite par l’héritier du trône électoral.

De ces amours naquirent deux filles adultérines. Légitimées arbitrairement, elles épousèrent, en 1851, l’aînée, un comte d’Isenbourg, le rejeton d’une maison médiatisée, et la seconde, le prince Félix de Hohenlohe. Ces unions ne furent pas heureuses. Le comte d’Isenbourg, après avoir roué de coups M. Hasenpflug, le premier ministre de son beau-père, fut interné dans une maison de santé, et le prince de Hohenlohe, après la mort prématurée de sa femme, vint, à la suite de bien des péripéties, échouer à Paris, où, dans les racontars des salons, il a été plus d’une fois confondu avec son cousin l’ambassadeur d’Allemagne.

Le capitaine était obséquieux. On lui fit sentir qu’il gênait et déplaisait. Il se prêta au divorce, mais il fallut payer sa complaisance ; il estimait son bien et son honneur plus qu’ils ne valaient. On transigea. Pour la somme de 15,000 thalers, d’usufruitier le prince devint propriétaire. A court d’argent, il s’adressa secrètement au banquier de sa famille. M. Amsel de Rothschild n’avait rien à lui refuser ; il devait sa fortune aux millions que le landgrave lui avait confiés, après Iéna, au moment où les armées françaises pénétraient dans ses états. Il ne courait d’ailleurs aucun risque avec un héritier présomptif, dont le père, enrichi par la traite des soldats que pratiquaient ses aïeux, passait pour le souverain le plus opulent d’Allemagne. La maison Rothschild n’a fait que grandir depuis, tandis que la maison de Hesse, qui fut l’origine de sa fortune et de sa puissance, a perdu sa couronne et ses trésors.

C’est à la suite de ce trafic que la femme du capitaine Lehmann