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au témoignage d’Élien, de la Crète et de la Messénie, ce qui s’explique par leur affectation de ne vivre qu’entre eux et à l’écart. Mais après la mort de Pyrrhon, les Athéniens lui élèvent une statue d’airain. Si l’on en croit Lucien, le stoïcien Démonax, d’ailleurs inconnu, fut un objet de vénération pour tous les Athéniens et pour la Grèce entière. Sur son passage, les magistrats se lèvent, et chacun fait silence. Devenu vieux, il entre, sans être invité, tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, pour souper et passer la nuit, et son apparition est accueillie comme celle d’un dieu. Les boulangères se disputent le bonheur de lui offrir son pain ; les enfans lui apportent des fruits et l’appellent leur père. Quand il meurt, on lui fait des obsèques magnifiques aux frais de l’état ; les Athéniens conservent avec vénération et couronnent de fleurs le siège sur lequel il avait l’habitude de se reposer ; la pierre où il s’est assis passe pour sacrée. Tout le monde suit ses funérailles, et ce sont les confréries des philosophes qui, sans distinction de doctrines, chargent le corps sur leurs épaules et le portent à son tombeau.

Ces détails n’étaient pas inutiles à rappeler ; les mettent en pleine lumière le caractère à peu près exclusivement moral et pratique de la philosophie après Aristote, par suite la nécessité, pour comprendre la signification de l’épicuréisme, de jeter un coup d’œil sur l’état des âmes et sur le milieu politique et social où il parut.


II

A l’époque où Épicure commença d’enseigner, la Grèce est abattue sous le joug des successeurs d’Alexandre, endormie dans une langueur mortelle, incapable de persévérans efforts pour reconquérir sa liberté perdue, consolée presque d’une perte que lui faisaient légère son insouciance et sa frivolité. Il semble que, dans ce naufrage de toutes les vertus militaires et civiques, la philosophie épicurienne fut celle qui dût naturellement séduire le plus grand nombre, et le peuple même devait être tenté d’accourir dans ces jardins ouverts à la prédication de l’indifférence et de la volupté. Le succès de l’épicuréisme s’expliquerait donc, comme de lui-même, par la conformité de la doctrine avec l’abaissement des âmes et des caractères. — Une telle explication serait de tout point insuffisante. En général, une doctrine philosophique, morale, religieuse, n’a chance de réussir que si elle apporte quelque chose de nouveau, et si elle présente un contraste plus ou moins violent avec les maximes, les habitudes, les mœurs courantes de l’époque où elle se produit. Si elle répond à un besoin des âmes, et si c’est par