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ennemis qu’ils doivent compter avec lui. Ce n’est pas ainsi que l’entendait d’Argenson. Il avait décidé « que la couronne de France était trop grande, trop arrondie, pour préférer encore les acquisitions à la bonne renommée, qu’elle ne devait plus viser qu’à une noble prépondérance, qui lui procurât repos et dignité. » — « Toutes nos maximes politiques, disait-il, devraient se réduire aux plus justes lois de la morale et de la générosité, de relever les faibles, d’abaisser les tyrans, de faire du bien, d’empêcher le mal, de ne faire aux autres que ce que nous voudrions qui nous fût fait à nous-mêmes, enfin de régner en Europe par la justice et les bienfaits. »

Il ajoutait qu’il n’y avait pas de mystères d’état, que la parfaite franchise était la meilleure des diplomaties, qu’il fallait renoncer une fois pour toutes aux petites finesses, aux conduites tortueuses, jouer cartes sur table, négocier tout haut. Il prenait bien son temps pour formuler son code de bonhomie diplomatique, de politique désintéressée et candide. A qui avait-il affaire ? A une reine de Hongrie qui parlait volontiers de sa conscience, mais qui s’arrangeait pour que ses scrupules fussent toujours d’accord avec ses intérêts, à un roi de Prusse qui avait écrit un jour à son ministre Podewils : « S’il y a à gagner à être honnête homme, nous le serons, et s’il faut duper, soyons donc fourbes. »

Un autre article du programme du marquis d’Argenson était que la France devait unir ses destinées à celles de la politique prussienne. M. de Broglie l’accuse de s’être laissé convaincre qu’avec Frédéric la vertu était montée sur le trône de Prusse. C’est le faire en vérité plus naïf qu’il n’était. Je vois dans ses Mémoires qu’après la mort de Frédéric-Guillaume, à la date du 2 juin 1740, il jugeait avec quelque perspicacité et le feu roi et son successeur : « Ce prince, disait-il en substance, a beaucoup d’esprit, de mérite en tous sens, et beaucoup d’application et de philosophie… Son père lui a laissé des trésors, et il aura des soldats pour combattre, au lieu que le feu roi avec ses grands hommes n’avait pas su donner un coup de collier… Il est vif, agissant… Il fera ce qu’il faudra faire ; voilà le grand point. Sans aimer la guerre par caractère, il peut être amené à la faire par point d’honneur. Ses droits sont d’une nature à avoir besoin de guerre pour soutenir et fortifier sa grandeur naissante, au milieu d’envieux, d’ennemis, de voisins qui l’enclavent et devant un empereur oppresseur. »

Non, d’Argenson ne croyait pas à la vertu de Frédéric, mais il redoutait son génie, et c’était moins par tendresse que par crainte qu’il tenait à son amitié : « Gare qu’un tel prince ne nous donne bien du fil à retordre, si nous nous opposons à ses desseins ! » Bien qu’il comptât sur la communauté des intérêts pour le retenir dans l’alliance française, il se défiait de son inconstance, de la mobilité de son humeur. Il se rassurait en se disant « que Frédéric ne persévérerait pas plus dans