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lieu de l’éclairer. Mais cet aveugle effaré se croit plus clairvoyant que personne. Il caresse des projets et des espérances contradictoires, et il se sent de force à tout concilier, à tout arranger. Jadis, il se chargeait de faire vivre en bon accord la démocratie municipale et la monarchie absolue. Aujourd’hui, il attache un prix infini à l’alliance prussienne, il se déclare Prussien de la tête aux pieds parce qu’il est bon Français, et il refuse à Frédéric tout ce que Frédéric demande. On dirait qu’il s’applique à le dégager de sa parole, à mettre à l’aise une conscience que ses scrupules incommodaient peu, et le jour où le roi de Prusse se retirera sous sa tente, le marquis d’Argenson sera le plus étonné des hommes. Mais il se remettra bien vite de cette secousse. Son imperturbable optimisme n’est pas à la merci des accidens ; il affirmera de nouveau que tout est pour le mieux, tant il lui semble inadmissible que la politique abstraite et vertueuse ne soit pas la plus belle des politiques et que le marquis d’Argenson puisse se tromper. C’est une grande joie que de se croire infaillible, et le marquis d’Argenson était digne de figurer dans une ménagerie d’hommes heureux ; mais la France se serait bien trouvée d’avoir un ministre des affaires étrangères plus accessible au doute et au repentir.

Il était d’autant plus inexcusable que, plus d’une fois, la fortune parut le favoriser en lui offrant des occasions dont il ne sut pas profiter. Que ne disait-il comme Frédéric : « Il faut pousser sa pointe quand la fortune nous rit ! » Il était ministre depuis peu de semaines, quand on apprit la mort de cet électeur de Bavière, dont la France avait eu la funeste pensée de faire un empereur d’Allemagne, et qui lui avait causé tant d’embarras, tant de dépenses. Charles VII n’était plus ; on avait dû, par point d’honneur, le soutenir jusqu’au bout, malgré sa déplorable incapacité. Désormais on pouvait se désintéresser, en quelque mesure, des affaires allemandes, et laisser Marie-Thérèse couronner son duc de Lorraine. Le traité qu’on avait conclu avec Frédéric était devenu caduc ; à nouveaux temps, nouveaux conseils. Frédéric l’avait si bien compris que, quelques jours à peine après la mort de l’empereur, il entrait en pourparlers avec l’Angleterre pour qu’elle ménageât une réconciliation entre la reine de Hongrie et lui. Il se déclarait prêt à tout, pourvu que la Silésie lui restât, et qu’avec de bonnes sûretés on lui procurât un bon morceau.

En même temps, il donnait à Chambrier, son envoyé à Paris, l’ordre de scruter les sentimens secrets du cabinet de Versailles, die wahren Sentiments des dortigen Hofs zu developpiren, et de lui faire savoir au plus tôt si le marquis d’Argenson et son roi étaient disposés à profiter de l’événement pour négocier la paix. Chambrier n’eut pas besoin de questionner longuement d’Argenson pour s’assurer que, selon son habitude, ce ministre vivait dans les contradictions comme le poisson dans l’eau, qu’il désirait ardemment la paix, et qu’il allait tout faire