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ni Tournay, il emploiera son temps à refaire ses finances et sa Prusse. Il se donnera le plaisir de philosopher sur la sottise des conquérans que travaille la fièvre héroïque, il composera une ode sur la guerre, qui semble avoir été rimée par quelque pauvre citoyen, las de voir ravager sa terre, las de payer le dixième et le dixième du dixième ; et Voltaire, qui le connaît bien, lui écrira : « Cette ode est du roi qui a commencé la noise, qui a gagné, les armes à la main, une province et cinq batailles. Sire, votre Majesté fait de beaux vers, mais elle se moque du monde. Toutefois, qui sait si vous ne pensez pas tout cela quand vous écrivez ? Il se peut très bien faire que l’humanité vous parle dans le même cabinet où la politique et la gloire ont signé les ordres pour assembler les armées. On est animé aujourd’hui par les passions des héros, demain on pensera en philosophe. Tout cela s’accorde à merveille, selon que les roues de la machine pensante sont montées. »

Vers le même temps, le marquis d’Argenson n’était plus ministre ; il l’avait été du 28 novembre 1744 au 10 janvier 1747. Chambrier mandait à Frédéric, le 20 février, que le maréchal de Noailles, le comte de Maurepas, le prince de Conti, les frères Pâris, la marquise de Pompadour, tout le monde s’était ligué pour en finir avec ce pauvre marquis, et que jusqu’aux porteurs de chaises l’appelaient d’Argenson la bête. D’Argenson accusait ses ennemis de l’avoir fait passer méchamment auprès du roi pour un incapable : « Je suis dans le néant de tous les emplois publics et de toute considération. « Il ne songeait pas à se rien reprocher ; il imputait son malheur à de noires jalousies, et particulièrement à son frère, dont la malveillance l’avait desservi.

M. de Broglie se plaint de n’avoir trouvé ni dans les mémoires ni dans la correspondance de Frédéric un jugement sur d’Argenson. Frédéric s’est cependant expliqué suffisamment à ce sujet, dans la lettre qu’il écrivait à Chambrier le 31 janvier 1747 : « Je suis d’opinion, y disait-il, que la France n’a pas perdu grand’chose au marquis d’Argenson, au moins je ne saurais me l’imaginer autrement, et je l’ai toujours pris pour un homme au-dessous du médiocre et de ces sortes d’esprits faibles que, quand ils prennent des préjugés, il n’y a pas moyen d’en faire revenir. » Le plus inappliqué et le plus nonchalant des rois avait eu le caprice de confier le plus important des ministères à un homme de mérite qui n’avait pas l’esprit des affaires et ne devait jamais l’acquérir. Voltaire disait, en opposant Frédéric à Louis XV, « que celui qui met ses bottes à quatre heures du matin a un grand avantage sur celui qui monte en carrosse à midi. » Si l’homme au carrosse s’avise de le faire conduire par un idéologue, il est sûr de rester en chemin, et, s’il ne verse pas, il doit en rendre grâces au ciel.


G. VALBERT.