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occulte. On est censé en avoir, vivre au-dessus de ces misères comme dans les comédies distinguées. Manquer à cette convention, ce serait s’éliminer soi-même de la bonne compagnie. » Ou celle-ci encore : « Ah ! quand on a vu ces déblayages, et les balances symboliques fonctionner avec cette dextérité, on garde une forte idée de la justice. C’est à peu près la sensation d’une messe de mort expédiée en bousculade, par un prêtre étranger à un enterrement de pauvre. » Mais ce ne sont là que des « impressions, » sur lesquelles M. Daudet lui-même serait peut-être embarrassé d’appuyer, qu’ayant notées un jour il nous communique en passant, et dont je n’ai garde de dire qu’il ne sache pas l’importance, mais dont peut-être il aurait quelque peine à faire sortir toutes les conséquences. Car, moins académique encore qu’il ne le pense, et pour d’autres raisons, il lui manquerait cette habitude ou cette science de la réflexion, cet art d’approfondir, de creuser, d’étendre ses idées, qui manquent d’ailleurs à tant d’écrivains, et dont le manque a fait l’infériorité de nos naturalistes, sur les Anglais et sur les Russes, George Eliot ou Dostoïevski.

C’est ce qui explique bien des choses : leur sécheresse, leur ironie souvent plus dure que spirituelle, leur impuissance à pénétrer au-delà de l’écorce des choses, le manque d’ampleur et de profondeur surtout de leurs « chefs-d’œuvre. » Ils ouvrent les yeux sur le monde ; et le monde s’y peint comme dans un miroir, avec ses incohérences et ses contradictions ; mais l’explication leur en échappe, et aussi bien doit-on dire qu’ils ne la cherchent guère. Point de ces idées chez eux, ou de ces sentimens intenses et profonds, qui, par la seule vertu de leur attraction, groupent les choses et les hommes pour en former, et sans presque y prétendre, une conception de la vie. C’est pourquoi, tous tant qu’ils sont, leur pessimisme même a l’air d’un jeu d’artiste, d’un procédé plutôt que d’une conviction, et bien moins d’une façon de sentir ou de comprendre les choses que de les représenter. Faut-il le dire en d’autres termes ? Ils ont d’autres qualités, mais ils n’ont pas cette culture générale dont ils aiment mieux se moquer que de se la donner ; ils n’ont pas cette curiosité d’esprit que rien d’humain ne laisse indifférente, qui s’attache à de vieilles pierres, non pas plus, mais autant qu’aux faits quotidiens de la vie contemporaine, qu’à l’enterrement de Loisillon ou qu’à l’élection du baron Huchenard ; ils n’ont pas ce souci d’accroître et d’enrichir leur art de tout ce qui leur semble y être étranger. Mais le tort qu’ils ont pardessus tous les autres, c’est de mépriser ce qu’ils ne possèdent pas ; — et ceci, en nous ramenant naturellement à la satire du monde académique, achève de préciser le sens et de mesurer la portée de l’Immortel, plus grande peut-être que ne le croit M. Daudet lui-même, à de certains égards, — et surtout plus significative.