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protection des dieux. Ce qu’ailleurs on essayait d’établir à force d’argumens, ce qui conservait partout tant de fidèles au paganisme, paraissait là une vérité incontestable, et l’on n’avait qu’à ouvrir les yeux pour en être convaincu.

Une autre raison, encore plus importante, qui attachait Rome au passé, c’est qu’elle avait lieu de n’être pas satisfaite du présent. Depuis près d’un siècle, elle n’était plus la résidence habituelle des empereurs. Déjà Dioclétien et ses associés l’avaient quittée pour Nicomédie, pour Milan, pour Trêves. Mais celui qui consomma la séparation et la rendit définitive en bâtissant, sur les bords du Bosphore, une capitale nouvelle, fut le même prince qui fit profession le premier d’être chrétien, de façon que les Romains pouvaient être tentés d’établir une sorte d’association entre ces deux actes et de les confondre dans la même réprobation. Ils avaient beaucoup à perdre à l’absence des princes ; non-seulement elle humiliait leur orgueil, mais elle menaçait leurs intérêts les plus chers. Ils savaient bien que les privilèges dont on les avait comblés, les faveurs dont on était si prodigue pour eux, et qui épuisaient le trésor public, tenaient uniquement à la présence de la cour. On voulait que la populace fût satisfaite, qu’elle vînt saluer tous les matins le prince devant son palais, qu’elle l’accueillît de ses acclamations, quand il se rendait au cirque ou à l’amphithéâtre ; voilà pourquoi on se donnait la peine de l’amuser et de la nourrir : on lui fournissait, à des prix très modérés, et quelquefois pour rien, du blé, de l’huile et de la viande de porc. Cent soixante-quinze jours, c’est-à-dire la moitié de l’année, étaient consacrés à des jeux publics, qu’on cherchait à rendre aussi magnifiques et aussi variés que possible. Mais ces libéralités insensées ne pouvaient pas durer toujours. Du moment que le prince cessait de résider au Palatin, il n’avait plus les mêmes raisons de ménager le peuple de Rome et de payer si cher ses bonnes grâces. Il était à craindre qu’il ne finît par écouter les plaintes des provinces, qui se lassaient d’entretenir l’oisiveté de l’ancienne capitale[1]. Les Romains devaient donc s’attendre qu’un jour ou l’autre ils ne seraient plus nourris par l’état, et que, par conséquent, il leur faudrait travailler pour vivre, ce qui leur était devenu tout à fait insupportable. De là une inquiétude de l’avenir, une mauvaise humeur contre le régime nouveau, un regret du

  1. Nous avons une lettre où Symmaque se plaint de l’Espagne et de l’Afrique, qui refusent d’envoyer à Rome le blé et l’huile qu’elles lui donnaient autrefois : « Vous pouvez seuls, dit-il aux empereurs, venir aux secours de la ville éternelle privée de ses ressources et qui n’a plus le moyen de vivre. Si les provinces cessent de lui payer les subsides qu’elles lui doivent, elle prévoit avec raison que, ses revenus étant supprimés, elle va manquer du nécessaire. »